Quand le Cirque du Soleil a présenté un spectacle inédit pour célébrer l'anniversaire de la capitale du Kazakhstan, en juillet 2012, la troupe montréalaise a mis les bouchées doubles pour offrir une performance éclatante.

Sur scène, les artistes de l'entreprise québécoise portaient des costumes spéciaux aux couleurs du pays. Dans l'assistance, la répartition des sièges était décidée par les autorités kazakhes, qui ont notamment offert des billets à des orphelins et des enfants pauvres ou handicapés ainsi qu'à des personnalités « méritantes ».

Or, ces festivités masquaient une réalité moins glorieuse : devenue riche grâce aux pétrodollars, la ville d'Astana, siège et vitrine du régime, qui a invité et payé le Cirque du Soleil pour ses services, est la capitale de l'un des pires endroits du globe pour le respect des droits de l'homme. Selon les experts, la situation, loin de s'améliorer, se dégrade.

Arrestations arbitraires d'artistes et de militants, enlèvements, torture, corruption... : la fiche de route du pays est « abyssale », selon l'organisme américain Human Rights Foundation.

Intitulée The City of the Future, la performance du Cirque célébrait le 14e anniversaire d'Astana, capitale dirigée par l'ancien premier ministre du pays, Imangali Tasmagambetov, qui est soupçonné de corruption par le département de la Justice des États-Unis et par les autorités suisses.

Pour la directrice principale des relations publiques du Cirque du Soleil, Renée-Claude Ménard, le spectacle présenté à Astana était un « événement typique » réalisé par l'équipe des événements spéciaux, et qui ne présente « rien de très particulier ».

Mme Ménard note que c'est le comité organisateur des festivités de la ville d'Astana qui a eu l'idée d'inviter le Cirque. Elle note que la rémunération « normale » de l'entreprise - une somme qu'elle refuse de préciser - est venue de ce comité, et que l'assistance était principalement composée d'enfants, « notamment des orphelinats et de familles à faibles revenus. Il n'y avait aucune présence politique officielle, aucune cérémonie protocolaire, aucun discours, et on me confirme que le maire n'était pas sur place ».

Thor Halvorssen, président de Human Rights Foundation, juge qu'en donnant une performance publique payée et cautionnée par les autorités kazakhes, le Cirque du Soleil a participé à la campagne de « mise en marché » du pays totalitaire.

« Les tyrans aiment offrir du pain et des jeux à la population, et le Cirque a participé à cet exercice, dit-il à La Presse. Cela donne un aspect de normalité à un endroit où des gens sont tués et emprisonnés. C'est ce que veulent accomplir les dirigeants. Ils disent : " Voyez comme nous sommes ouverts et modernes, et s'il vous plaît, ne faites pas attention aux militants et aux artistes que nous jetons en prison. " »

Pour Askar Aidarkhan, militant des droits de l'homme et fils de l'écrivain et poète Aron Atabek, actuellement emprisonné dans les geôles kazakhes, une chose est claire : impossible de brasser des affaires au Kazakhstan sans tacitement donner son soutien au régime.

« Toute entreprise occidentale qui vient au Kazakhstan se trouve à soutenir le régime », dit-il en entrevue. Son père, Aron Atabek, purge actuellement une peine de 18 ans de travaux forcés au Kazakhstan pour « incitation à la violence », des accusations dénoncées par les organisations des droits de l'homme.

17 mineurs abattus

Sept mois avant la performance du Cirque, les policiers kazakhs ont abattu au moins 17 mineurs en grève et en ont blessé 100 autres dans la ville de Zhanaozen. À ce jour, le régime interdit aux instances internationales d'enquêter sur l'indicent, malgré les appels répétés de l'ONU.

Mihra Rittman, recherchiste en Asie centrale de Human Rights Watch, jointe par Skype à Bichkek, au Kirghizistan, estime que les artistes et les organisations comme le Cirque peuvent difficilement prétendre qu'ils ne savent pas pour qui ils performent en considérant toute l'information disponible en ligne en matière de droits de l'homme.

« Il est facile pour les célébrités qui sont sollicitées pour participer à des événements publics organisés par des régimes autoritaires - comme celui du Kazakhstan - de s'informer de la situation du pays concerné en matière de droits de l'homme avant de décider de prendre ou non leur argent », souligne-t-elle.

Un an avant le spectacle du Cirque, le chanteur Sting avait annulé sa participation au 13e anniversaire de la capitale Astana, pour protester contre l'emprisonnement arbitraire des mineurs en grève, qui dénonçaient le non-paiement de primes et les conditions de travail « inhumaines ».

« Les grèves de la faim, l'emprisonnement des travailleurs et des dizaines de milliers de mineurs en grève représentent un piquet de grève virtuel que je n'ai pas l'intention de franchir », avait dit Sting dans une déclaration, quelques mois avant que le régime ne réprime les manifestations dans le sang.

Le mois dernier, le chanteur américain de hip-hop Kanye West a été critiqué par les organisations des droits de l'homme après avoir donné un concert privé qui aurait rapporté 3 millions de dollars, le 1er septembre, au mariage du petit-fils du président Nazarbayev.

Avant le « massacre de Zhanaozen », le régime avait promis de faire des réformes pour accroître les libertés individuelles, mais elles ne se sont pas manifestées, dit Mme Rittman.

Aujourd'hui, l'accusation d'avoir « incité le trouble social » est utilisée à toutes les sauces pour contrer toute opposition. Le cercle des personnes ciblées s'est élargi à d'autres corps d'emplois que journalistes ou politiciens pour inclure notamment des avocats. L'une d'elles a été envoyée en asile psychiatrique, relève Mme Rittman.

Nursultan Nazarbayev, président à vie

Le département d'État américain considère que le régime du Kazakhstan est un « pouvoir présidentiel autoritaire, avec peu de pouvoirs à l'extérieur de l'exécutif ».

Le président kazakh Nursultan Nazarbayev est au pouvoir depuis des décennies : il dirige le territoire kazakh depuis 1989, soit avant la chute de l'U.R.S.S et l'accès à l'indépendance du Kazakhstan.

Élu pour la première fois aux élections du 1er décembre 1991, il avait remporté 92 % des voix, alors qu'il était le seul candidat. Au dernier scrutin, en 2011, Nazarbayev a obtenu 96 % des votes, dans des élections qualifiées de « non transparentes et non démocratiques » par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Son gouvernement a admis avoir transféré au moins 1 milliard de dollars en pétrodollars dans divers comptes en banque privés à l'étranger au nom du président « dans le but de les rapatrier en cas de problèmes financiers ». Les secteurs clés de l'économie du pays sont actuellement contrôlés par des membres de sa famille.

Pour le Cirque du Soleil, donner un spectacle pour célébrer la capitale kazakhe ne déroge pas aux critères éthiques de l'entreprise.

« Nous avons une grille de référence établie par notre service de citoyenneté dont nous discutons selon la nature de notre activité dans le pays en question, note Renée-Claude Ménard. Dans ce cas particulier, la nature de notre prestation gratuite démontre que ce projet était un bénéfice pour les orphelins de la ville d'Astana. »