Intrusion de membres de gang armés sur un plateau de télévision, évasion de chefs influents et une vingtaine de morts, dont un procureur qui faisait enquête : l’Équateur est aux prises avec une flambée des violences. Et la situation dans cet ancien havre de paix devenu « plaque tournante » du trafic de drogue pourrait continuer de s’enliser, estiment des expertes.

Après une semaine particulièrement mouvementée, la situation avait connu une relative accalmie. Peut-on conclure à un retour à la normale ?

Si le pire des violences qui ont fait 19 morts dans le pays semble derrière nous, il ne faudrait pas croire qu’elles sont chose du passé. « Les gens là-bas demeurent terrifiés. Ma mère l’est également », avance Sabrina Duque, journaliste équatorienne aujourd’hui établie aux États-Unis. « Je me méfierais de l’accalmie, ça peut très bien être une stratégie [des narcotrafiquants] », abonde Marie-Christine Doran, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. L’agitation que connaît le pays a pour point d’orgue l’évasion de prison, le 7 janvier, du chef de gang Adolfo « Fito » Macias.

Comment se traduisent ces violences sur le terrain ?

Mutineries dans les établissements carcéraux, prises d’otages et attaques à l’explosif ont suivi l’évasion de « Fito ». Armés, des membres d’un gang lié au narcotrafic ont également pris d’assaut le plateau d’une chaîne de télévision publique à Guayaquil, deuxième ville du pays et épicentre des violences. Huit jours plus tard, le procureur antimafia César Suárez, responsable de mener l’enquête sur cette spectaculaire attaque, a été tué par balle en plein jour. Dimanche, des dizaines de personnes ont été arrêtées lors d’une tentative d’assaut dans un hôpital. Le même jour, les pays andins étaient réunis d’urgence au Pérou voisin pour établir un plan de lutte contre la criminalité dans la région.

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Funérailles du procureur antimafia César Suárez, tué par balle après le début de l’enquête sur l’assaut d’un plateau de télévision par des hommes armés

En quoi l’évasion de prison d’un seul homme a-t-elle pu occasionner un tel chaos dans le pays ?

D’abord, il faut savoir que « Fito », ponte du narcotrafic équatorien, est l’ennemi public no 1 aux yeux de l’État. Pourtant, l’influent chef des Choneros officiait dans une relative impunité à partir de sa cellule et continuait à diriger les opérations de narcotrafic du gang. Or, son évasion a déclenché un combat qui est avant toute chose « symbolique », estime Mme Doran. Le président Daniel Noboa, nouvellement élu, a fait de la lutte contre le narcotrafic son cheval de bataille et l’évasion a pu être perçue comme « un pied de nez, un affront direct ».

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Le président de l’Équateur, Daniel Noboa

Le président Noboa a donc choisi de répondre avec force pour éviter de perdre la face ?

Pas tout à fait, même si l’évasion a sans doute « piqué l’orgueil de Noboa », croit Mme Doran. Il a été élu l’automne dernier notamment sur la promesse de ramener la paix en Équateur. Ce n’est donc pas étonnant qu’il ait rapidement décrété l’état d’exception pour une période de 60 jours. Il a ensuite déclaré le pays en « conflit armé interne », en plus de désigner l’ensemble des groupes de narcotrafiquants – l’Équateur en compte une vingtaine – comme des agents « terroristes ». Le tout confère à l’armée équatorienne des pouvoirs étendus. Lundi, M. Noboa a affirmé que la manière forte avait permis une réduction « considérable » de la violence et de « porter des coups sévères » aux groupes criminels. « L’état d’urgence fonctionne », a-t-il dit, triomphant.

Et c’est l’armée qui est responsable de mener cette lutte contre les « terroristes » ?

En bonne partie, et « dans la situation actuelle, les militaires ont le droit d’utiliser des pouvoirs létaux sans porter d’accusations préalables », s’inquiète Mme Doran. Elle craint que la militarisation de ce conflit contre les narcotrafiquants ne se fasse au détriment des droits de la personne. Or, sur le terrain, l’opinion publique est mitigée, avance la journaliste Sabrina Duque. Les gens ne cautionnent pas la violence étatique, dit-elle, mais « la plupart d’entre eux ont souffert à cause des narcotrafiquants ». Ce faisant, certains préconisent comme Noboa la ligne dure.

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Des soldats vérifient si cet homme porte des tatouages liés aux gangs lors d’une patrouille à Quito.

Existe-t-il une porte de sortie au conflit ?

Sabrina Duque estime que le pays est à la croisée des chemins : « Soit l’Équateur fera le choix de la répression, soit il fermera les yeux et optera pour une permissibilité envers les gangs. » Elle redoute par ailleurs que la première option mène à un « bain de sang ». Mme Doran croit, quant à elle, qu’une autre solution s’offre à Quito, celle de s’inspirer de son voisin colombien. Dans sa lutte contre le narcotrafic, Bogotá a misé « avec un certain succès », dit Mme Doran, sur la réduction des inégalités et sur la réinsertion des personnes criminalisées dans la société. Cette stratégie, dite de la mano blanda – la main douce –, a également été adoptée dans l’histoire récente de l’Équateur par l’ancien président Rafael Correa (2007-2017), constate-t-elle.

À quoi peut-on s’attendre pour la suite des choses ?

De l’avis des expertes consultées, la situation en Équateur demeure volatile. Malgré les déclarations « triomphalistes » de Noboa, qui a allégé mardi le couvre-feu imposé il y a 15 jours, le conflit semble tout sauf terminé, même si les gangs font pour l’heure « profil bas ». « Les narcotrafiquants risquent de se réorganiser rapidement, ayant possiblement appris de leurs erreurs, projette Mme Doran. Ils reviendront peut-être dans l’ombre, en éliminant les gens qui leur nuisent. » Nul doute non plus dans l’esprit de Mme Duque : « La guerre est en cours et les narcotrafiquants sont puissants. Il y aura des représailles. »

Avec l’Agence France-Presse

Salvador, cas d’espèce

Le Salvador, longtemps gangrené par la violence liée au narcotrafic, a adopté la ligne dure pour mettre fin à l’insécurité. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Nayib Bukele en 2019, plus de 70 000 personnes ont été envoyées derrière les barreaux dans ce pays de 6,3 millions d’habitants. Depuis, « les gens peuvent de nouveau marcher dans les rues », constate Sabrina Duque. En Équateur, dit-elle, Bukele est pour cette raison perçu comme une « icône ». « Les Équatoriens attendaient leur Bukele. » Or, la stratégie salvadorienne a été dénoncée par divers groupes de défense des droits de la personne, qui estiment que des innocents ont été incarcérés – voire tués – indûment. De l’avis de Marie-Christine Doran, le cas salvadorien pourrait difficilement s’appliquer à l’Équateur, pays nettement plus populeux dont la géographie et la topographie facilitent la présence de narcotrafiquants.

En savoir plus
  • 800 %
    C’est la hausse du nombre d’homicides par habitant constatée en Équateur ces dernières années. En 2018, on comptait 6 meurtres pour 100 000 habitants, un chiffre qui s’est établi à 46 pour 100 000 habitants en 2023.
    Source : Agence France-Presse
    90 %
    C’est la part de la production mondiale de feuilles de coca qui provient de la Colombie et du Pérou, pays andins frontaliers de l’Équateur qui, lui, sert de plus en plus de point d’exportation.
    Source : Statista