La situation semblait plus calme, mercredi au Sénégal, cinq jours après la décision du chef de l’État, Macky Sall, de reporter de 10 mois la prochaine élection présidentielle. Cette annonce a provoqué la colère de la rue et inquiète certains observateurs. Le modèle sénégalais d’une démocratie stable serait-il en train de s’effriter ? Joint à Dakar, le politologue sénégalais Aziz Salmone Fall, membre de la Plateforme progressiste panafricaine, répond à La Presse.

Comment décrivez-vous la situation à Dakar ?

Il y a des échauffourées, mais ça s’est calmé. Ce jeudi, il y a une grande marche de la société civile. Vendredi et dimanche, on demande des prières aux religieux. Mais c’est peut-être le calme avant la tempête. Parce que la société sénégalaise est globalement outrée par ce qui s’est passé, mais aussi par la persistance de l’impunité.

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Les rues de Dakar étaient tranquilles, mercredi.

L’élection présidentielle était prévue le 25 février. Pourquoi Macky Sall l’a-t-il reportée en décembre ?

Il s’avère que plusieurs candidats au scrutin ont été invalidés de façon discutable et que certains, qui ont été retenus, n’auraient pas dû l’être. Macky Sall a prétexté le fait qu’une commission parlementaire a été mise sur pied pour enquêter sur la corruption alléguée concernant ces validations et qu’il fallait d’abord faire un travail de clarification.

Macky Sall a promis de ne pas briguer de troisième mandat. Est-il possible qu’il ait reporté l’élection parce que son successeur désigné risquait la défaite ?

Les sondages montrent en effet que son dauphin (l’actuel premier ministre Amadou Bah) semble incapable de gagner l’élection présidentielle. Reporter l’élection permettrait à Macky Sall de consolider son camp et refaire la jonction avec son frère ennemi Karim Wade (fils de l’ancien président Abdoulaye Wade) pour recomposer la famille libérale. Il veut gagner du temps pour sauver un pouvoir vermoulu, menacé par la fronde populaire et le vote sanction.

Reporter l’élection, est-ce légal ?

Il a le droit de faire des décrets, des ordonnances. C’est lui qui a fait le décret de l’élection, donc il abroge son décret. C’est aussi simple que ça. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le président est sur un modèle constitutionnel qui autorise des abus. C’est une hypertrophie de ses pouvoirs. C’est pourquoi nous demandons une assemblée constituante et une troisième république parce que cette république est basée sur une Constitution antidémocratique qui est assez limite.

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Macky Sall, président du Sénégal

Certains craignent que l’armée ne profite de la situation…

Il y a des gens qui le disent. Le mandat de Macky Sall comme président expire le 2 avril. On a une armée qui est pour l’instant très républicaine. Mais à partir du 3 avril, on ne répond plus de rien, car il ne sera plus notre chef de l’État. À ce moment, autant l’armée que les citoyens auront peut-être envie de se faire justice eux-mêmes. Il peut se maintenir par toutes sortes d’artifices, mais ce serait illégal. Il y a des gens qui veulent en découdre dès maintenant, qui demandent sa démission, qui considèrent qu’on doit tenir les élections avant la fin de son mandat. C’est encore possible s’il y a la volonté politique d’éviter une guerre civile.

Quelles sont les chances qu’il revienne sur sa décision ?

Cela va dépendre du rapport de force, de la pression. C’est une personne relativement têtue. Jusqu’à présent, il a fait ce qu’il a voulu faire, mais là, la balle est grosse. Il va probablement vouloir se racheter, trouver une acrobatie, mais il s’est mis lui-même dans une impasse incroyable.

Le monde observe avec attention ce potentiel de crise. Certains parlent du début de la fin du modèle sénégalais, dont la démocratie est citée en exemple depuis l’indépendance de 1960.

Avec le Cap-Vert et l’île Maurice, nous sommes vraiment les exceptions africaines. Mais c’est un modèle surfait dans la mesure où il y a eu plein d’agressions au modèle démocratique sénégalais. C’est une sorte de stabilité économique et politique du fait qu’elle est maintenue en perfusion par ses parrains extérieurs. Notre Constitution étant mal faite, il y a un hyperprésidentialisme qui permet les abus. Et depuis 30 ans, malheureusement, cela va en croissant.

Pourquoi, selon vous ?

Cela va en croissant parce que le dispositif néocolonial s’épuise. Et ça, c’est dans toute la sous-région, pas seulement au Sénégal. Le modèle n’est plus viable. C’est la gestion de l’enlisement, mais les populations sont demanderesses d’autre chose. La France ne peut plus assurer ce modèle colonial. Il y a d’autres options. Les Chinois. Les Indiens. Les Turcs. Ce système doit se recomposer en synergie avec les autres pays de la sous-région. Dans la sous-région, c’est d’autres classes politiques qui sont en train de le faire, de façon militaire et autocratique (Burkina Faso, Mali, Niger). Au Sénégal, est-ce qu’on peut le faire de façon démocratique ? C’est là toute la question.