Notre journaliste a passé un an à l'Université Harvard grâce à une bourse de la fondation Nieman. Chaque semaine, jusqu'au 23 août, elle nous présente un chercheur aux idées novatrices. Aujourd'hui, Noah Feldman, superstar du droit qui aime nager à contre-courant.

Il a été maintes fois élu «plus beau professeur» de Harvard. Selon certains étudiants, il formait avec son ex-femme, Jeannie Suk, l'équivalent académique du couple Brad Pitt et Angelina Jolie. Pourtant, Noah Feldman est loin de faire l'unanimité.

En visite en Tunisie au début de l'année, Noah Feldman a été attaqué comme il ne l'avait jamais été. Un député du pays, Mohamed Nejib Khila, a dénoncé la présence à Tunis du professeur de droit constitutionnel, qu'il a, de manière contradictoire, accusé à la fois d'être sioniste et d'être un islamiste qui cherchait à manipuler la rédaction de la Constitution tunisienne.

«Ça a mis beaucoup de mes amis tunisiens dans l'embarras. Tant des islamistes que des laïcs ont dû se porter à ma défense, dit-il. Je suis néanmoins content d'avoir collaboré à l'écriture de la Constitution tunisienne. Je suis très optimiste quant à l'avenir de ce pays, qui pourrait devenir la première démocratie du monde arabe», dit-il aujourd'hui, assis dans son bureau de l'École de droit de Harvard. Cette démocratie, soutient-il, doit donner une place aux islamistes.

Depuis le début de sa carrière universitaire, qui a plus ou moins coïncidé avec les attentats du 11 septembre 2001, Noah Feldman soutient contre vents et marées que l'islamisme et la démocratie peuvent faire bon ménage. «Au début, dans les années 70 et 80, les islamistes n'étaient pas démocrates. Mais dans les années 90, avec des victoires comme celle qu'ils ont remportée en Algérie, ils ont réalisé qu'ils pouvaient gagner des élections et sont devenus démocrates», relate Noah Feldman, qui a consacré à la question un livre, The Fall and Rise of the Islamic State (La chute et l'ascension de l'État islamique).

La tragédie égyptienne

En regardant l'histoire des 30 dernières années, le professeur de droit se désole de voir que, chaque fois qu'un parti islamiste est élu démocratiquement, il est renversé au nom de la laïcité. Il cite l'exemple de l'Égypte, où le président Mohammed Morsi, moins d'un an après son élection, a été chassé par l'armée avec le soutien de la rue. «Il a fait à peu près toutes les erreurs possibles au gouvernement, mais il avait été élu. Le mouvement Tamarod, qui a demandé son départ, ne déposait pas un autocrate, mais un leader élu démocratiquement. La conséquence de ce geste est qu'il n'y aura probablement pas de démocratie en Égypte pendant au moins une génération», note Noah Feldman, profondément attristé par le coup militaire et par l'assentiment généralisé qu'il a emporté en Occident.

«Le point de vue le plus répandu dans l'Ouest est que si on laisse les islamistes se présenter, ils vont gagner et ne laisseront jamais aller le pouvoir. Mais ça n'est jamais arrivé. Ce sont des laïcs qui ont fait ça. Beaucoup de gens préfèrent la laïcité à la démocratie», tranche-t-il, en rappelant que nombre de régimes, au Proche-Orient, ont brandi la menace islamiste pour établir des régimes autoritaires. Il excepte l'Iran, où, rappelle-t-il, les islamistes n'ont jamais remporté d'élection mais ont fait main basse sur l'État après une révolution menée avec des partenaires de droite comme de gauche.

«La Tunisie est le seul endroit où les islamistes ont été élus démocratiquement et où ça s'est bien passé. Ils ont pu participer au gouvernement et à l'écriture d'une Constitution laïque. Ils ont ensuite accepté de quitter leur poste et se présenteront aux prochaines élections. Ils seront normalisés dans la vie politique. L'idéal, c'est que les islamistes démocrates puissent devenir des politiciens normaux, comme les chrétiens démocrates en Europe. C'est cette normalisation qui permet d'éviter les divisions violentes dans la société. Une division idéologique, oui, mais non violente», avance M. Feldman, qui, avant de conseiller les Tunisiens, avait aussi collaboré à l'écriture de la Constitution irakienne.

Essentielle liberté de religion

Noah Feldman a fait ses études primaires et secondaires dans une école privée juive avant d'étudier à Harvard et à Oxford. Il pense depuis sa tendre enfance au rapport entre l'État et la religion, ainsi qu'à la place de la religion dans la sphère publique. Adolescent, il a décidé de porter la kippa, ce qu'il a fait jusqu'à la fin de ses études universitaires.

Auteur de Divided by God (Divisé par Dieu), sur le débat entourant la place de la religion dans la politique et la société américaines, Noah Feldman a suivi de loin les discussions similaires qui ont fait rage au Québec l'an dernier.

Même s'il reconnaît que le contexte québécois n'a rien à voir avec celui des États-Unis, où aucune Église n'a jamais été majoritaire et où la Constitution interdit à l'État d'intervenir dans les affaires religieuses, il avoue que certains articles de la défunte Charte des valeurs québécoises l'ont interpellé. «Si un pays veut adopter la laïcité comme politique d'État, ça me va très bien, mais je crois que tous les pays ont l'obligation, du point de vue tant moral que du droit international, de permettre la liberté de religion. Et cette liberté religieuse, pour plusieurs personnes, comporte celle de porter une forme distinctive de vêtement. Si votre habillement ne fait de mal à personne, c'est une partie intégrale de votre liberté de religion. Je pense que, moralement, c'est une erreur de limiter ce droit dans une démocratie constitutionnelle. Ça semble étrange quand une société libre pense que la liberté qu'elle peut limiter est la liberté de religion», soutient-il.