Le gouffre qui sépare les habitants les plus pauvres des pays pauvres des plus riches des pays riches est plus profond que jamais auparavant été dans toute l'histoire de l'humanité.

Celui qui pose ce diagnostic n'est pas un militant socialiste, il ne fait pas partie du mouvement Occupy Wall Street et n'a pas de carré rouge épinglé au revers de son veston.

L'économiste Branko Milanovic travaille plutôt comme chercheur en chef à la Banque mondiale. Sa spécialité: les inégalités économiques dans le monde. Et son diagnostic est impitoyable.

«Quand on compare les années 90 à aujourd'hui, on constate que les inégalités augmentent à l'intérieur de tous les pays développés. C'est un phénomène généralisé, qui se voit partout, surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais il touche également des pays comme la Suède et les Pays-Bas.»

Et aussi, à un degré de plus en plus marqué, le Canada. La preuve: en 1980, le fameux 1% de Canadiens les plus riches gagnait 8% des revenus de l'ensemble de la population. En 2007, c'était 13%.

Autre chiffre qui frappe: dans les années 90, les 10% des Canadiens les plus riches gagnaient huit fois plus que leurs concitoyens les plus démunis. En 2008, c'était 10 fois plus. Et pendant que la pointe de tarte s'agrandit chez les plus nantis, elle rétrécit forcément à l'autre bout du spectre.

Du Nord au Sud

Le fossé s'accentue à l'intérieur des pays riches, donc. Mais il se creuse infiniment plus vite entre le Nord et le Sud. Et pour le «monsieur Inégalités» de la Banque mondiale, cette tendance lourde constitue le phénomène le plus marquant de notre époque.

À un point tel que, au fil des décennies, le pôle des inégalités s'est progressivement déplacé. Autrefois, le principal déterminant de notre condition sociale, c'était l'appartenance de classe. Des écarts de revenus abyssaux séparaient les pauvres et les riches à l'intérieur d'un pays, que ce soit en Inde ou en Grande-Bretagne. Et la richesse de chacun dépendait d'abord et avant tout de la famille qui l'avait vu naître. Aujourd'hui, le principal facteur du niveau de vie des gens, c'est le pays où ils ont vu le jour.

Attention: plus d'inégalités ne signifie pas nécessairement plus de pauvreté. Des géants démographiques comme la Chine et l'Inde ont fait un rattrapage énorme dans les dernières décennies. En 1980, 40% des humains vivaient dans la pauvreté absolue. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 18%. Le pourcentage d'ultrapauvres a diminué depuis 30 ans. Mais ils se situent aujourd'hui à des années-lumière de leurs contemporains les plus fortunés.

Comment Branko Milanovic explique-t-il ce phénomène? «Les plus pauvres ne peuvent plus s'appauvrir, ils sont déjà dans la subsistance. Si les écarts augmentent, c'est parce que les plus riches s'enrichissent.»

Résultat: les 1% d'humains les plus fortunés acccaparent aujourd'hui l'équivalent de ce que gagnent les 4,3 milliards les plus pauvres. L'homme le plus riche de la planète, Carlos Slim Helú, dont la fortune est évaluée à 69 milliards de dollars, a des revenus 94 millions de fois supérieurs à ceux qui survivent avec 2$ par jour. Du jamais vu.

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LES INÉGALITÉS EN CHIFFRES



2$ par jour seuil de la pauvreté absolue

1,25$ par jour seuil de la pauvreté extrême

La fortune de 1% des personnes les plus riches équivaut à ce que gagnent les 4,3 milliards les plus pauvres.



Carlos Slim Helú, l'homme le plus riche du monde, a des revenus 94 millions de fois supérieurs à ceux des personnes qui survivent avec 2$ par jour.

Les revenus des 10% les plus riches ont progressé plus rapidement que ceux des 10% les plus pauvres (depuis 20 ans pour les pays de l'OCDE).



201 400$ Revenu minimal du 1% des Canadiens les plus riches.

Les 100 Canadiens les plus riches gagnent en moyenne 189 fois plus que le revenu moyen de 44 366$. En 1998 c'était 105 fois plus que le revenu moyen.

Le revenu des familles canadiennes des 10% les plus fortunées a augmenté de 24% entre 1989 et 2004. Durant la même période, le revenu des familles les moins fortunées a reculé de 8%.

Ainsi, le revenu des familles nanties est 9 fois plus élevés que celui des familles pauvres. Quinze ans plus tôt, c'était 6,6 fois plus.

En 2010: Les Canadiens les plus riches ont collectivement profité d'une hausse de 27% de leurs revenus par rapport aux 100 plus fortunés de 2009. Entre-temps, les revenus moyens ont stagné.

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Le coefficient GINI Mesure l'écart des inégalités dans une société. Il s'agit d'un chiffre entre 0 (une société où chacun dispose du même revenu) et 1 (une société où tous les revenus iraient à une seule personne). Un coefficient GINI inférieur à 0,3 est indicateur d'une société avec une faible inégalité.

Pays de l'OCDE > Milieu des années 80: 0,29 Fin des années 2000: 0,316 soit une hausse de 10%.

Au Canada > 1990: 0,293 et 2009: 0,324 soit une hausse de 9,2%

Aux États-Unis > 1990: 0,361 et 2009: 0,378 soit une hausse de 4,7%

Au Québec > 2009: 0,293

Le pays le plus inégalitaire de l'OCDE: le Chili (0,494)

Le pays moins inégalitaire de l'OCDE: la Slovénie (0,236)

Sources: Statistique Canada, l'OCDE, la Banque mondiale et le Centre canadien pour les politiques alternatives.