Judith Lussier s’attendait à recevoir l’appel d’un autre chroniqueur de La Presse. Un chroniqueur – ou une chroniqueuse – un peu plus woke, qui aurait davantage partagé ses positions pour l’interviewer sur son nouvel essai, Annulé(e). Réflexions sur la cancel culture.

Elle est tombée sur moi. Petit stress. Elle savait que ça ne passerait pas comme du beurre dans la poêle. Parce qu’il faut bien le dire, son essai écorche quelques-unes de mes chroniques sur la liberté universitaire.

À la Graine brûlée, café coloré du Village gai où elle m’a donné rendez-vous, je la rassure tout de suite : j’ai beaucoup aimé son essai. Il vise juste à bien des égards.

Ce constat, par exemple : grâce aux réseaux sociaux, on n’a jamais pu autant s’exprimer librement. Et pourtant, communiquer ses idées n’a jamais été aussi… risqué.

Cette phrase, surtout : « On doit apprendre à se parler. »

C’est vrai. C’est urgent, même. Il faut se parler. Dans le débat sur la culture de l’annulation, le dialogue fait cruellement défaut. Sur les réseaux sociaux, les invectives tiennent lieu de discussions.

Le sentier est miné. Pourtant, il faut trouver le courage d’avancer. Cesser de camper sur ses positions. S’ouvrir à celles des autres. Sinon, le clivage ne fera que s’agrandir.

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Judith Lussier ne s’en cache pas : au départ, elle envisageait le sujet de la culture de l’annulation comme un concept à abattre.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Judith Lussier

La cancel culture est parfois présentée de manière super exagérée. Elle a beaucoup été instrumentalisée par la droite. Le réflexe, pour la gauche, c’est de dire que ça n’existe pas.

Judith Lussier

Mais voilà, ça existe. Judith Lussier l’a réalisé à mesure qu’elle évoluait dans ses réflexions. Peu à peu, ses certitudes ont fait place aux doutes.

À la fin, l’essayiste s’est dit que la culture de l’annulation n’était pas un concept à abattre, mais à déconstruire.

« On doit remettre en question les motivations des individus qui dénoncent le phénomène à des fins idéologiques, mais on doit également s’interroger sur nos propres comportements », écrit-elle dans son bouquin.

On l’aura compris, il ne s’agit pas exactement d’un essai coup de poing. On est loin de la charge à fond de train contre la droite. Judith Lussier a fait l’effort de s’exposer à des idées contraires aux siennes – et de nuancer.

C’est rare, par les temps qui courent.

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L’une des choses qui ont fait douter Judith Lussier a été sa rencontre, bouleversante, avec Josiane Stratis. À l’été 2020, cette blogueuse de mode a été la cible d’une virulente campagne d’ostracisme sur Facebook.

On l’avait accusée d’abus psychologique. Du jour au lendemain, Josiane Stratis a perdu tous ses amis, tous ses contrats. Il ne lui restait plus rien. Elle avait été « annulée ».

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Judith Lussier

Je peux reconnaître que les critiques faites à son endroit [Josiane Stratis] étaient légitimes. Mais je ne pense pas qu’elle méritait la violence et le harcèlement qu’elle a subis.

Judith Lussier

Dans son livre, elle ajoute : « Assoyez-vous trois heures avec n’importe quelle personne qui a été bannie de l’espace public et votre perspective sera irrémédiablement transformée. […] Tout le monde gagnerait probablement à tendre davantage l’oreille aux personnes incarnant une posture qui entre en conflit avec ses convictions et autres a priori. »

Voilà. L’essentiel est dit. Assoyons-nous et parlons-nous, bon sang.

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C’est évident, Judith Lussier n’aurait pas écrit les mêmes chroniques que moi sur la liberté universitaire. En tout cas, pas sous le même angle.

« On aborde ces histoires-là, et je m’inclus là-dedans, avec nos propres biais. Ce ne sont pas des histoires simples. » Cela dit, tous ces cas d’annulation comportent des « dynamiques de pouvoir » dont il faut absolument tenir compte, estime-t-elle.

Dans son essai, Judith Lussier dénonce les puissants qui ont l’habitude d’un « ordre établi » et qui font tout pour éviter de perdre leur pouvoir. « Une des façons d’y parvenir est, notamment, de ridiculiser les demandes de ces étudiants marginalisés en les faisant passer pour des enfantillages farfelus. »

Elle illustre cette « entreprise de ridiculisation des groupes marginalisés » par un exemple concret : une chroniqueuse se moquant d’une étudiante parce qu’elle confond Céline Dion et Louis-Ferdinand Céline.

Tiens donc, c’est moi qui ai relevé cette confusion en chronique, en février 2021. Ça s’était passé dans un cours de littérature, à l’Université McGill. Me voilà donc attribué le rôle de la représentante de l’ordre établi participant à une entreprise de ridiculisation des groupes marginalisés. Rien de moins.

« Oh… Est-ce que ça t’a fait de la peine ? », me demande Judith Lussier, un peu mal à l’aise.

Non, pas de la peine. Seulement, pour une fois, il me semble que ça manque peut-être un peu de nuance…

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Judith Lussier me l’accorde : sa perspective aurait été transformée si elle s’était assise avec la prof de littérature accusée de racisme par cette étudiante pour avoir mis à l’étude un vieux roman québécois contenant l’expression « travailler comme des nègres ».

Pour la prof, la confrontation avec cette étudiante avait représenté « les pires minutes de [sa] vie ».

Pour l’étudiante, il avait été « très traumatisant » de lire le mot qui fâche.

Les mêmes faits ont été perçus de manière complètement différente par ceux qui les ont vécus.

Dans les histoires d’annulation, c’est chaque fois la même chose. Ce phénomène est une affaire de perceptions. C’est ce qui le rend si difficile à circonscrire. Et si facile à manipuler.

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Il est vrai, comme le souligne Judith Lussier, que des anecdotes sont montées en épingle par la droite identitaire, qui fait une obsession des wokes et de la cancel culture.

Vrai que ces histoires sont récupérées, voire instrumentalisées pour faire taire ceux qui réclament plus de justice sociale.

Vrai que la droite annule, elle aussi.

Mais en insistant sur le fait que la couverture médiatique est largement exagérée, on passe à côté d’un phénomène inquiétant – et réel.

Le puritanisme d’une frange de militants de gauche, convaincus du bien-fondé de leur cause et prêts à éjecter de l’espace public ceux qui n’y adhèrent pas, c’est peut-être rare, mais ça existe bel et bien. Des profs qui s’autocensurent pour s’éviter des ennuis, ça existe aussi.

Judith Lussier ne veut pas minimiser les témoignages rapportés dans mes chroniques. « Mais à trop se concentrer sur des évènements précis, dit-elle, on donne l’impression à une majorité encore très confortable qu’on ne peut plus rien dire. On alimente l’idée que notre liberté d’expression est menacée par des militants radicaux. Or, quand on regarde la vue d’ensemble, il y a plusieurs situations où ça se passe bien dans les classes. »

La nuance, encore. Elle n’est peut-être pas sensationnelle, sûrement pas sensationnaliste. Au contraire, elle apaise le débat. Et c’est justement ce qui la rend, plus que jamais, essentielle.

Annulé(e) – Réflexions sur la cancel culture

Annulé(e) – Réflexions sur la cancel culture

Les Éditions Cardinal

200 pages

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’ai une relation complexe avec le café. J’adore ça, mais c’est une drogue dure. Ça me rend très anxieuse. J’en bois un par jour. Avant, c’était huit !

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Je ramènerais Simone de Beauvoir. J’aimerais l’entendre sur des enjeux d’actualité. Je l’assoirais avec Roxane Gay, pour avoir une perspective un peu plus intersectionnelle.

Sur ma pierre tombale, j’aimerais que l’on inscrive : Judith Lussier, woke parlable. C’est comme ça que Mathieu Bock-Côté m’a qualifiée dans une chronique !

Qui est Judith Lussier ?

  • Née le 8 janvier 1983 à Saint-Jérôme
  • Journaliste pigiste depuis 15 ans, elle a aussi été animatrice à la télévision. Elle s’intéresse particulièrement aux questions féministes et aux droits des minorités sexuelles et de genre.
  • Auteure de sept essais sur différents enjeux de société. Son précédent essai, On peut plus rien dire, se penchait sur le militantisme à l’ère des réseaux sociaux.
  • Depuis peu, elle est aussi humoriste. Son prochain spectacle, au Cabaret des sorcières, aura lieu le 7 décembre au Lion d’Or.