Dans une course où ne figurait aucun grand favori, le jury a attribué la récompense suprême à Une affaire de famille (Shoplifters), donnant ainsi au Japon sa première Palme d'or depuis deux décennies (L'anguille de Shohei Imamura en 1997). De l'avis même des membres du jury, et de sa présidente Cate Blanchett, les discussions ont été vives et passionnées. Denis Villeneuve a déclaré avoir gagné quelques batailles et en avoir peut-être perdu d'autres...

Dans une année où les voix des femmes se sont plus que jamais fait entendre, la cérémonie de clôture du Festival de Cannes a pris une résonance très forte dès le départ, quand l'actrice italienne Asia Argento, très impliquée dans le mouvement #metoo, est venue présenter le premier prix décerné par le jury, soit celui de la meilleure interprétation féminine.

« J'aimerais dire quelques mots, a-t-elle lancé d'entrée de jeu. En 1997, j'ai été violée par Harvey Weinstein, ici même à Cannes, qui était son terrain de chasse. J'avais 21 ans. Je fais une prédiction : Harvey Weinstein ne sera plus jamais le bienvenu ici. Et même ce soir, assis parmi nous, certains méritent d'être montrés du doigt à cause de leur comportement envers les femmes, un comportement indigne de cette industrie. Vous savez qui vous êtes, mais le plus important, nous savons qui vous êtes. Nous n'allons pas vous permettre de vivre dans l'impunité. »

Cette déclaration, très applaudie, illustre en tout cas à quel point l'ensemble de la planète cinéma a atteint un point de non-retour. « Time's up », dit-on en Amérique. Deux des trois réalisatrices en lice pour la Palme d'or figurent au tableau d'honneur. Tous les festivaliers s'en réjouissent, d'autant que ces deux films ont fait partie des titres qui circulaient dans tous les pronostics.

Satisfaits du résultat

Si l'on se fie aux propos que certains membres du jury ont tenus après la cérémonie, il y a tout lieu de croire que les discussions ont été vives et passionnées, et que le film vainqueur du laurier suprême sera le résultat d'une entente survenue après de dures négociations.

« Nous avons dû faire des compromis, mais nous sommes quand même satisfaits du résultat, à défaut d'en être heureux ! », a déclaré le cinéaste russe Andreï Zviaguintsev. À une question posée par La Presse, pour savoir s'il avait défendu un film en particulier, Denis Villeneuve a répondu par l'affirmative, sans toutefois préciser le titre du film en question.

« Est-ce que j'ai gagné certaines batailles ? Oui. En ai-je perdu ? Peut-être. À l'arrivée, il s'agit d'une décision collective. Tout le monde a eu la chance de défendre son point de vue, et ce fut, sincèrement, une expérience profondément enrichissante que de discuter cinéma avec d'aussi grands artistes. Ma démarche de créateur en sera assurément inspirée. »

Tous les membres du jury ont par ailleurs loué les qualités de meneuse de leur présidente, Cate Blanchett. Qui a évoqué les choix « douloureux » qu'il a fallu faire.

« La Palme d'or doit être attribuée à un film sur lequel nous pouvons tous nous entendre, a-t-elle dit. La décision a été difficile à prendre, mais il n'y a pas eu de sang versé. Nous sommes parvenus à nous accorder pour Une affaire de famille, un film extraordinaire. »

« Ce film nous a tous rejoints, a ajouté Denis Villeneuve, et ce coup de coeur fut assez partagé. On y trouve une grâce et une profondeur dans la mise en scène qui nous a touchés, mais plusieurs films nous ont profondément marqués. Des films importants ont été montrés cette année. Des oeuvres très fortes ! »

Une première Palme pour Kore-Eda

Rappelons qu'Une affaire de famille vaut au cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda (Nobody Knows, Tel père, tel fils) sa première Palme d'or en cinq sélections en compétition officielle. Ce film relate l'histoire d'une famille aux activités un peu délinquantes, qui recueille chez elle une petite fille laissée à elle-même, et que personne ne réclame. Ce très joli long métrage est mignon sans être mièvre, touchant sans être racoleur.

« Chaque fois que je viens ici, je me dis que c'est vraiment un endroit où l'on reçoit beaucoup de courage, a déclaré le cinéaste sur la scène du Théâtre Lumière. Je ressens aussi de l'espoir, l'espoir peut-être que, grâce au cinéma, les gens et les pays qui habituellement s'affrontent peuvent se rejoindre. Je vais donc accepter, accueillir ce courage et cet espoir que j'ai reçus ici. »

Le Grand Prix, deuxième prix en importance dans la hiérarchie cannoise, a été remis à Spike Lee pour BlacKkKlansman, un film qui parle de la question raciale aux États-Unis en évoquant l'épisode - réel - d'une infiltration policière dans l'organisation du Klu Klux Klan en 1979.

« Quand on me demande en entrevue ma vision du monde actuel, je réponds par le titre d'un film de Peter Weir : The Year of Living Dangerously. J'accepte ce prix au nom du peuple de Brooklyn, New York », a lancé le cinéaste américain, jamais primé à Cannes auparavant.

Le Prix du jury est allé à la cinéaste libanaise Nadine Labaki, dont le film Capharnaüm a marqué les esprits de plusieurs festivaliers. Le film soulève la question de la maltraitance des enfants et relate le parcours d'un garçon de 12 ans qui attaque ses parents en justice « pour lui avoir donné la vie ».

« Nous ne pouvons plus continuer à tourner le dos à la souffrance de ces enfants qui se débattent comme ils peuvent dans ce capharnaüm qu'est devenu le monde, a déclaré la réalisatrice. L'enfance mal-aimée est à la base du mal dans le monde. »

Neuf films primés

En tout, neuf des 21 films de la compétition ont été primés. Samal Yeslyamova a été sacrée meilleure actrice grâce à sa performance dans le film kazakh Ayka (Sergey Dvortsevoy), et Marcello Fonte, formidable dans Dogman (Matteo Garrone), a reçu le prix d'interprétation masculine. Les deux films italiens figurent d'ailleurs au palmarès puisque Lazzaro Felice, le très beau film d'Alice Rohrwacher, a obtenu le prix du scénario, ex aequo avec Trois visages, le film iranien de Jafar Panahi. Le cinéaste polonais Pawel Pawlikowski a été gratifié du prix de la mise en scène grâce à son très beau film Cold War.

Une Palme d'or spéciale a par ailleurs été attribuée après qu'une dérogation au règlement, demandée par le jury, a été autorisée par la direction. Elle a été décernée au film Le livre d'image, de Jean-Luc Godard. « C'est un film tellement à part qu'il a déteint sur toutes nos discussions ensuite, tellement il nous force à réfléchir à l'évolution du langage du cinéma », a expliqué Cate Blanchett.

Le poirier sauvage (Nuri Bilge Ceylan) et Burning (Lee Chang-dong), deux des favoris des festivaliers, sont rentrés bredouilles, tout comme les quatre films français en lice.

Les gagnants

LONGS MÉTRAGES

PALME D'OR: Manbiki kazoku (Une affaire de famille), réalisé par Hirokazu Kore-eda

GRAND PRIX: BlacKkKlansman, réalisé par Spike Lee 

PRIX DU JURY: Capharnaüm, réalisé par Nadine Labaki 

PRIX D'INTERPRÉTATION MASCULINE: Marcello Fonte, dans Dogman, réalisé par Matteo Garrone

PRIX DE LA MISE EN SCÈNE: Zimna wojna (Cold War), réalisé par Pawel Pawlikowski

PRIX DU SCÉNARIO: ex oequo: Alice Rohrwacher, pour Lazzaro felice (Heureux comme Lazzaro) et Nader Saeivar (coscénariste Jafar Panahi) pour Se rokh (Trois visages)

PRIX D'INTERPRÉTATION FÉMININE: Samal Yeslyamova, dans Ayka, réalisé par Sergey Dvortsevoy

PALME D'OR SPÉCIALE: Le livre d'image, réalisé par Jean-Luc Godard

COURTS MÉTRAGES

PALME D'OR: All These Creatures (Toutes ces créatures), réalisé par Charles Williams

MENTION SPÉCIALE DU JURY: Yan Bian Shao Nian (On the Border), réalisé par Shujun Wei

UN CERTAIN REGARD

PRIX UN CERTAIN REGARD: Gräns, d'Ali Abbasi

PRIX DU SCÉNARIO: Sofia, de Meryem Benm'Barek

PRIX D'INTERPRÉTATION: Victor Polster, pour Girl, de Lukas Dhont

PRIX DE LA MISE EN SCÈNE: Sergei Loznitsa, pour Donbass

PRIX SPÉCIAL DU JURY: Chuva é Cantoria na Aldeia dos Mortos (Les morts et les autres) de João Salaviza et Renée Nader Messora

CAMÉRA D'OR: Girl, réalisé par Lukas Dhont

CINÉFONDATION

PREMIER PRIX: El verano del león eléctrico (L'été du lion électrique), réalisé par Diego Céspedes