On n’a jamais autant parlé que ces jours-ci du logiciel espion Pegasus, que la société israélienne NSO, spécialisée dans les cyberarmes, a vendu à une quarantaine d’États pour qu’ils puissent surveiller les faits et gestes de personnes grâce à leur téléphone cellulaire. Cette technologie décriée par des organisations de droits de la personne, dont Amnistie internationale, et des personnalités politiques entraîne des poursuites en chaîne contre NSO. Après celles de WhatsApp et de Facebook en 2019, et de Microsoft, Cisco, Dell et Google en 2020, Apple a annoncé mardi une plainte en justice contre la firme pour avoir « surveillé et ciblé » des propriétaires d’iPhone aux États-Unis.
Officiellement vendu pour combattre le terrorisme, le logiciel Pegasus permet à celui qui l’introduit illégalement dans le téléphone intelligent d’un tiers d’en récupérer les messages, les photos, les contacts, les mots de passe et d’écouter les appels de son propriétaire. Selon un consortium de 17 médias internationaux, dont Le Monde, The Guardian et The Washington Post, 50 000 personnes ont été surveillées depuis 2016 par Pegasus dans le monde, dont 180 journalistes, 600 politiciens, 85 militants des droits de la personne, 65 chefs d’entreprise et des avocats.
Parmi ces personnes, des personnalités connues comme le président de la République française, Emmanuel Macron, le roi du Maroc, Mohammed VI, les premiers ministres du Liban, de la Belgique, du Rwanda, de l’Égypte ou du Pakistan, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné au consulat de l’Arabie saoudite à Istanbul en 2018, ou encore le journaliste mexicain Cecilio Pineda Birto, tué après avoir été ciblé par Pegasus.
En trois temps
Organisée par John Zeppetelli, directeur général et conservateur en chef du MAC, avec les commissaires Lesley Johnstone, Geneviève Senécal et Denis Labelle, l’expo se présente en trois parties. Dans la première salle, on projette un film de Laura Poitras, cette journaliste d’enquête réputée pour son documentaire oscarisé Citizenfour, sorti en 2014, sur Edward Snowden et le scandale de l’espionnage mondial systématique de l’Agence de sécurité nationale (NSA) des États-Unis.
Le film Terror Contagion, qui donne son titre à l’expo, est une introduction aux activités de Forensic Architecture (FA), ce groupe de recherche londonien qui utilise des techniques architecturales pour enquêter sur des violences d’État et des violations de droits de la personne. Un organisme dirigé par l’architecte et humaniste israélien Eyal Weizman, défenseur de la cause palestinienne.
Regardez une conférence d’Eyal Weizman au MAC en 2019D’une durée de 18 minutes, le film évoque Pegasus qui contamine les téléphones, comme un virus, et qui a eu pour conséquences, selon FA, d’entraîner des arrestations, des assassinats et des surveillances physiques, comme dans le cas de Laura Poitras.
« Elle se fait intercepter chaque fois qu’elle rentre aux États-Unis, dit John Zeppetelli, lors de notre visite. Parfois, elle peut passer huit heures aux douanes. On lui enlève son ordi. Elle rentre chez elle, elle voit que sa porte est entrouverte. Et récemment, de hauts dirigeants de la CIA voulaient la déclarer comme agente d’un pouvoir extérieur, pour se donner la possibilité de la poursuivre. »
Dans la deuxième grande salle, le visiteur, avec un casque sur les oreilles, pourra regarder six petits films sur l’enquête de FA sur Pegasus. La narration de ces Récits de Pegasus est faite par nul autre qu’Edward Snowden. Choix logique puisque le lanceur d’alerte américain a été le premier à faire état des programmes américains et britanniques de surveillance généralisée des citoyens.
« Avec Pegasus, on passe de la surveillance étatique à la surveillance corporative à travers l’État, car NSO ne peut pas vendre une licence à un autre gouvernement sans l’approbation du ministère israélien de la Défense, dit John Zeppetelli. Ce qui est très bizarre quand on sait que NSO a vendu, il y a quelques années, le logiciel à l’Arabie saoudite, un pays très répressif, alors que les deux pays n’avaient même pas de relations diplomatiques. Les amis de Jamal Khashoggi ont été ciblés et c’est très probable que ce soit à travers cette surveillance qu’il a été suivi jusqu’au consulat d’Istanbul où ils ont fait ce qu’ils ont fait. »
Une vidéo illustre la dimension multinationale de NSO, son financement venant aussi de l’extérieur d’Israël. « Notamment de l’Angleterre et des États-Unis », dit John Zeppetelli. Une autre vidéo diffuse les témoignages de personnes ciblées par Pegasus. Et sur le sol, Forensic Architecture a installé un tapis de vinyle dont le graphisme est une cartographie de la contagion de Pegasus dans le monde, pays par pays et année par année, depuis 2010. Une réalisation effectuée grâce au groupe torontois de militantisme et de recherche Citizen Lab, capable de démontrer l’origine de toute infection numérique par Pegasus.
Des vidéos troublantes
Dans le troisième espace, deux vidéos sont diffusées sur le même écran. La première évoque le massacre présumé de 43 étudiants mexicains. En 2014, ils se rendaient en autobus à une manifestation à Mexico, mais ont été interceptés par la police locale et remis à un cartel. FA a enquêté sur cette affaire avec des partenaires mexicains qui ont été ciblés par Pegasus. On voit dans le film tout ce qui s’est passé le jour de leur disparition à Iguala.
La seconde vidéo, L’exécution extrajudiciaire d’Ahmad Erekat, découle d’une enquête de FA sur la mort d’un jeune Palestinien abattu en 2020 par un soldat israélien près d’une guérite de contrôle dans des circonstances nébuleuses. « Le jeune est resté sans assistance médicale pendant deux heures car les ambulances n’ont pas été autorisées à s’approcher de lui, dit John Zeppetelli. Une vidéo qui analyse de façon rigoureuse et scientifique ces circonstances. »
Le 1er décembre, au Gesù, une conférence inaugurale de l’expo est organisée par le MAC avec la présence de Laura Poitras, Eyal Weizman et Shourideh C. Molavi, directrice du projet de recherche de Forensic Architecture Digital Violence : How the NSO Group Enables State Terror. C’est John Zeppetelli qui animera cette conférence avec les trois protagonistes de cette expo-évènement située aux frontières de l’art, du militantisme, de la justice sociale, de l’architecture, du journalisme d’enquête et des technologies numériques.
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