Céleste Boursier-Mougenot est un drôle d'oiseau. Un oiseau rare qui a des idées de fou. Comme installer des piscines gonflables au milieu d'un musée pour y faire flotter des porcelaines. Ou faire marcher des arbres en pleine nature, comme les trois pins marcheurs qu'il a installés à l'entrée du pavillon de la France à la Biennale de Venise cette année.

Que cet artiste né à Nice en 1961 et père de quatre enfants se retrouve à la Biennale de Venise ne tenait pas du miracle, même si une trentaine d'artistes contemporains de haut niveau avaient soumis leur candidature en même temps que lui. C'est que Céleste Boursier-Mougenot, qui expose pour la première fois à Montréal, a le vent dans les voiles aussi bien en France, où le Palais Tokyo a présenté ses installations, qu'en Australie, à Londres et à New York, où la galerie Paula Cooper le représente.

À Montréal, où il s'est posé deux jours avant les attentats de Paris, Céleste Boursier-Mougenot a choisi de former un band de rock avec des oiseaux joueurs de guitare Gibson dans l'espace contemporain du Musée des beaux-arts de Montréal.

L'installation, qui en est à sa dix-neuvième mouture, a pour titre From Here to Ear. On y entre comme dans une volière pour écouter le riff que font les 70 oiseaux importés de Thetford Mines en se posant sur les 14 guitares dispersées dans la salle d'expo. Étonnant!

Au lendemain de son vernissage, Céleste Boursier-Mougenot m'attendait sagement au café du musée. Je ne voulais pas qu'il m'explique son travail, je voulais qu'il me raconte sa vie ou du moins qu'il me livre des éléments biographiques me permettant de comprendre comment il en était arrivé à avoir des idées aussi folles et à les transformer aussi ingénieusement en art et en poésie.

On m'avait dit qu'il n'était pas facile d'approche, qu'il pouvait être sec et cassant. Ce ne fut pas mon expérience avec lui pendant l'heure et des poussières où je l'ai écouté parler d'abondance de sa famille d'aristos déchus, pas riches, mais ouverts, un peu cathos sur les bords et plutôt non conformistes.

Enfance rêveuse

Céleste, dont le vrai prénom est Hadrien François, a grandi à Châteauneuf de Grasse, dans le sud de la France, parmi les oliviers et les figuiers d'une vaste terre léguée par le grand-père. La famille Boursier-Mougenot comptait trois garçons et une fille. Le père était un artisan verrier, la mère, une intellectuelle et sociologue.

«J'ai grandi le regard baigné de beauté au sein d'une famille où la parole primait. On parlait beaucoup avec nos parents, qui étaient un peu mystiques, tendance Lanza del Vasto, et qui s'occupaient de nous, mais toujours un à la fois. Avec le recul, je me rends compte que cette base affective familiale solide m'a sauvé la vie.»

L'enfance rêveuse au milieu d'une nature luxuriante et de parfums enivrants explique en partie la présence du vivant, du végétal et de l'animal dans les installations de Céleste. Mais en partie seulement, car à l'âge de 10 ans, sa vie a basculé. La famille a quitté les champs d'oliviers pour Nice et emménagé dans une maison qui avait l'avantage d'être immense et le défaut d'être dans un quartier pauvre et dur.

Du jour au lendemain, le petit Céleste s'est retrouvé à l'école publique avec des petits voyous qui ne pensaient qu'à lui casser la gueule. Il n'était pas très grand ni très fort, mais il a appris à se battre: appris à la dure. Quand il rentrait à la maison, il se réfugiait dans les livres et à l'adolescence, c'est la musique qui a pris le pas sur la littérature.

Par l'éducation qu'il a reçue et le milieu ouvert où il a été élevé, Céleste a très vite été attiré par une forme de marginalité branchée, mais pas nécessairement très franco-française. Au lieu de tripper sur Johnny Hallyday ou même Téléphone comme la plupart des jeunes Français, il se branche sur le punk rock de New York et écoute en boucle Iggy Pop et les Ramones.

C'est aussi l'époque où, étudiant au Conservatoire de musique de Nice, il entreprend ses enregistrements sur magnéto qui vont constituer ses premières pièces électroacoustiques. «J'ai fait partie de plusieurs groupes punk, mais la perfo sur scène, en fin de compte, c'était pas mon truc. Moi, ce qui m'intéressait, c'était d'avoir un rapport avec un instrument et de faire de la musique. Quant à faire de l'art, je n'en avais aucune envie.»

Encore aujourd'hui, alors que cela fait 20 ans qu'il est un artiste contemporain établi et reconnu, il a encore un peu une mentalité de musicien ou de «plasticien du son», une étiquette qu'il déteste.

Mais n'allons pas trop vite. À la fin des années 70, Céleste vit toujours à Nice et passe ses jours dans la dope et la musique. Nice n'étant pas loin de Marseille, une plaque tournante du trafic de la drogue, les junkies y prolifèrent. Ils y vivent rassasiés, mais y meurent jeunes. Céleste affirme d'ailleurs que la plupart de ses copains de l'époque sont morts de surdose.

Il aurait pu y passer lui aussi si ce n'était du suicide de Robert Malaval en août 1980. Malaval, un peintre, écrivain, sculpteur et créateur de sa propre version d'un pop art français, était un bon ami de ses parents. Céleste lui vouait un culte sans bornes, sans doute à cause du côté glam rock et non conformiste de Malaval.

«Son suicide a été un grand choc pour moi, affirme Céleste. Du jour au lendemain, je n'ai pas touché à la drogue et je me suis défoncé dans le son. De jour, je faisais de la dorure sur métal pour un fabricant de lampes et de soir, je travaillais avec mes magnétos.»

Le théâtre, «vivier formidable»

De fil en aiguille, et surtout de fils en magnéto, Céleste s'associe avec un vidéaste. Les deux commencent à faire des installations en empilant des télés et en leur aménageant des cadres sonores. Leur travail est remarqué par l'homme de théâtre Pascal Rembert.

À partir de 1984, Rembert offre à Céleste d'être le compositeur attitré de sa compagnie, le Side One Posthume théâtre. Leur association durera 10 ans et permettra à l'artiste naissant d'explorer toutes sortes de pistes qui le mèneront à l'art contemporain. «Le théâtre, c'était pas tout à fait mon truc, mais j'adorais créer des environnements sonores, mixer en salle, dialoguer avec les techniciens. Ç'a été un vivier formidable pour moi.»

Est-ce que tout cela explique pourquoi Céleste fait jouer de la guitare aux oiseaux et fait marcher les arbres? Pas vraiment, encore que pour laisser surgir de telles idées, il faut savoir penser librement. Céleste me confirme que c'est ce qui l'anime le plus en tant que créateur.

«L'artiste, dit-il, doit être l'inventeur de ses propres outils et il doit penser librement, hors des normes et des idéologies, pour proposer différentes possibilités au public.»

Mais encore. Je lui demande si dans le monde violent et tourmenté dans lequel nous vivons, il n'y a pas un aspect futile à remplir une piscine de porcelaine ou à percher des oiseaux sur des manches de guitare pendant que des fous de dieu se font sauter en pleine rue. Il hoche de la tête énergiquement.

«L'art, pour moi, n'est jamais une dénonciation. C'est donner du plaisir de manière inattendue. C'est une proposition poétique. Quant à l'artiste, il peut difficilement avoir la conscience tranquille dans la mesure où il dépend soit du pouvoir qui le subventionne, soit de l'argent d'un mécène. La seule façon de s'en sortir, c'est d'être libre et de faire ce qu'on veut.»

Au moment où j'écris ces lignes, Céleste a quitté Montréal pour Sète, où il vit. Et pendant qu'il imagine un autre projet délirant, 70 oiseaux tiennent le fort et jouent de la guitare à Montréal en son nom.