À 5 ans, Alexandre Taillefer lisait les cotes de la Bourse. À 14 ans, il lançait sa première entreprise: la disco mobile Klaxon. Et à 18 ans, il achetait sa première toile. Aujourd'hui, le nouveau président du C.A. du Musée d'art contemporain de Montréal possède une importante collection avec laquelle il cohabite intensément, au bureau comme à la maison.

Intense: c'est le premier mot qui vient à l'esprit en rencontrant Alexandre Taillefer. Enfin, pas au premier coup d'oeil ni à la première poignée de main échangée avec ce fougueux entrepreneur de 40 ans, qui a fait fortune avec des sociétés de nouvelles technologies qu'il a créées avec trois sous et vendues pour des millions au tournant des années 2000.

L'intensité apparaît plus tard dans la conversation quand Taillefer, nommé par l'ex-ministre de la Culture Christine St-Pierre, se met à parler des oeuvres qu'il a acquises au fil des ans: des oeuvres sombres, dérangeantes, qui évoquent la mort et les autres cataclysmes de la vie moderne et où les animaux, souvent empaillés ou détournés de leur fonction, dominent.

«Moi, il faut qu'une oeuvre me bouleverse, me choque, me brasse la cage. C'est pour ça qu'il y a beaucoup de morbidité dans ce que je collectionne», dit-il en indiquant une rambarde d'autoroute en papier mâché qui porte la marque d'un accident et gît par terre sous cellophane. Taillefer a choisi et acheté la rambarde parce qu'elle lui rappelait l'accident d'auto qu'il a eu en France à 22 ans, dans une collision frontale violente qui a fait quatre morts et dont il est sorti miraculeusement indemne.

«Cette oeuvre m'a donné la chair de poule. Je la voulais à tout prix. Vivre avec des oeuvres choquantes ne me dérange pas. Au contraire.»

Alexandre Taillefer n'exagère pas. Sa vaste maison de Saint-Lambert est un musée vivant et vibrant où ses enfants de 9 et 11 ans courent et s'amusent entre les toiles de Marc Séguin, la mitraillette gainée de dentelle de Douglas Coupland, un poulet empaillé vêtu d'une peau de lapin de Sarah Garzoni et un homme taillé dans un tronc d'arbre et coiffé d'un panache d'orignal de Jean-Robert Drouillard.

Alexandre Taillefer ne sait pas d'où lui vient sa passion pour l'art en général et pour l'art contemporain en particulier. Peut-être de sa mère, Anne-Marie Lefebvre qui peignait des copies de grands maîtres comme passe-temps. Quant à son père, Jacques Taillefer, c'était un courtier d'assurances qui a assuré tous les films québécois des années 70 et 80. Et même si papa n'était pas un entrepreneur, il a encouragé son fils à le devenir en lui faisant lire les cotes de la Bourse à 5 ans et en cautionnant ses incursions d'adolescent dans la vente par catalogue, les disco-mobiles et la distribution de t-shirts.

Après le secondaire au Collège Stanislas et le cégep à Brébeuf, le jeune entrepreneur s'est inscrit aux HEC où il a été refusé (avant d'y revenir des années plus tard en cours du soir). Entre-temps, il s'est tourné vers les sciences de la gestion à l'UQAM, puis a fait un mois en informatique à l'UdeM, avant de tout envoyer promener et de fonder Intellia avec 25 000$ de son père et une subvention de 6000$ du gouvernement.

Nous sommes en 1993 et Intellia, née de l'explosion numérique, est une des premières à développer des sites pour des entreprises. Son succès fut presque instantané.

«Nous sommes passés de 0 à 50 employés en trois ans et quand j'ai vendu à Québecor, cinq ans plus tard, Intellia est devenue Nurun et la valeur de mes actions est passée de 7$ à 89$. Je suis devenu millionnaire du jour au lendemain, un millionnaire sur papier, s'entend.»

Quelques années plus tard, ses actions de 89$ ont chuté à 89 cents. «Avant, je valais des millions; après, je valais moins deux millions. J'ai pris une débarque, mais ç'a été formateur.»

Tellement formateur que Taillefer ne perd pas de temps à se rebâtir et fonde, en 2001, Hexacto, une entreprise de jeux vidéo pour plateforme mobile, à une époque où personne, sauf quelques rares illuminés, ne soupçonnait l'ampleur que le phénomène allait connaître. En 2003, Hexacto est acquise par Jamdat qui, deux ans plus tard, revend l'entreprise à la multinationale Electronic Arts pour la modique somme de 680 millions!

C'est à ce moment-là que non seulement Alexandre Taillefer redevient millionnaire, mais aussi un collectionneur curieux, avisé, au goût très sûr. Avec sa femme Debbie Zakaib et sur les conseils de son mentor, François Roy, il se met à courir les foires d'art contemporain du monde et en rapporte des trésors d'audace. Puis, avant de lancer son propre fonds d'investissement, le Fonds XPND, il est nommé président du C.A. de l'Opéra de Montréal. Il consacrera sept ans à au rétablissement de la santé financière de cette institution en presque faillite. Il obtient de si bons résultats que Christine St-Pierre le nomme à la tête du c.a. du Musée d'art contemporain dans l'espoir qu'il accomplisse le même miracle.

«Le MAC a le même budget que l'Opéra de Montréal. Mais je suis conscient qu'au plan de la game politique et des enjeux émotifs, c'est plus complexe et délicat», dit-il en référence à l'émoi qu'il a créé en juin dernier en annonçant qu'il était contre le projet de reconstruction de 88 millions.

Depuis, Taillefer a réfléchi à la question avec son conseil, consulté plusieurs personnes du milieu de l'art et ébauché un projet d'agrandissement plus modeste dont le budget serait entre 25 et 30 millions. Tous les détails n'ont pas encore été bouclés ni validés, mais Alexandre Taillefer compte bien remplir ses promesses et faire du MAC un lieu aussi «fréquenté, hip et le fun» que le MOMA de New York. Tout cela au nom de sa drogue préférée, celle à laquelle il restera accro jusqu'à la fin: l'art contemporain.

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QUATRE OEUVRES MARQUANTES

1

Francis Bacon

Deuxième version du Triptyque de

1944 (1988).

À ses yeux, l'oeuvre la plus marquante du siècle dernier.

2

Marc Séguin

Roadkill 3 (2003).

Son tableau préféré de son ami Marc Séguin fait avec la peau d'un vrai coyote et qui a une place de choix dans son salon.

3

Mitch Epstein

Flag 2000 (2000).

Tiré de la série Family Business sur la fin du rêve américain. Un photographe qu'il vénère et un seul regret : ne pas avoir acquis cette troublante photographie.

4

Maurizio Cattelan

La nona ora (2000).

Son installation préférée du provocateur italien qui vient de démissionner de l'art contemporain.