Quelle est la place des artistes noirs dans les espaces de création et de diffusion, au Québec ? Peut-on dire qu'il existe un art « afro-québécois » ? Alors que des communautés réclament le droit de se représenter elles-mêmes dans les arts et dénoncent l'appropriation culturelle, des artistes québécois afro-descendants se prononcent.

Le Québec compte son lot d'artistes noirs. Pensons à Oscar Peterson, Karim Ouellet, Pierre Kwenders et Kaytranada, dans le domaine musical. Ou à Dany Laferrière, Stanley Péan, Marie-Célie Agnant et Rodney Saint-Éloi, qui marquent la littérature.

Des artistes noirs ont dansé, réalisé des films, joué sur les planches, au petit écran et au cinéma, tout ça au Québec.

L'art afro-québécois, métissage des individualités artistiques noire et du Québec, bien qu'en grande partie enfoui, est ainsi incontournable, estiment la plupart des artistes interrogés par La Presse.

« Le Québec ne peut plus raconter son histoire sans tenir compte de l'histoire des peuples des Premières Nations ni, par exemple, de celle d'un pays comme Haïti, affirme l'auteur et éditeur Rodney Saint-Éloi. L'histoire des autres peuples fait partie de notre histoire. »

Définir l'« afro-québécois »

« Que ce soit articulé à travers ma musique ou autre, que j'en parle ou pas, je fais de l'art afro-québécois, affirme le rappeur Webster. Du fait d'être afro-québécois, de vivre ici, d'avoir nos réalités différentes de la majorité, ça fait partie d'une culture afro-québécoise, qui elle-même s'articule de différentes façons, de notre propre point de vue. »

Beaucoup de créateurs de couleur ne font jamais référence à cette partie d'eux dans leur art, relève pour sa part Nantali Indongo, musicienne et animatrice de l'émission culturelle The Bridge à la CBC. Elle cite le chanteur d'origine sénégalaise Karim Ouellet, dont les textes sont, tout simplement, « ceux d'un jeune Québécois ».

« Ce n'est pas parce qu'on fait un dessin de personnages noirs qu'on est un artiste noir [...] et un artiste noir québécois ne fait pas nécessairement de l'art afro-québécois. »

- Nantali Indongo, musicienne et animatrice

À l'inverse, l'artiste visuelle canadienne établie à Montréal Anna Jane McIntyre crée des installations en s'identifiant beaucoup à son identité aux multiples facettes, mais on ne discerne pas explicitement que c'est ce qu'elle exprime dans ses oeuvres, explique Nantali Indongo.

Connaître son histoire

Lorsqu'il est question d'une musique à la jonction des identités noire et québécoise, Nantali Indongo peine à trouver quelque chose qui atteste son existence et croit qu'il faudra attendre quelques générations avant qu'elle se développe vraiment. « En France, les musiciens afro-français règnent en ce moment, c'est leur temps, cite-t-elle à titre d'exemple. Là-bas, on voit des artistes qui parlent à la fois de leur identité française et de leur identité africaine. »

D'ailleurs, la trace la plus proche d'une affirmation afro-québécoise dans la musique a été le rap dans les années 1990-2000, selon Webster. « Maintenant, la plupart des artistes hip-hop médiatisés sont blancs, soulève-t-il. Pas que les Blancs ne peuvent pas faire de rap, ça appartient à tout le monde, mais [avant], le rap était très fortement associé à la communauté noire québécoise, à Québec, à Montréal. »

« Les gens au Québec, noirs ou blancs, ont une meilleure connaissance de l'histoire afro-américaine que de l'afro-québécoise. »

- Webster, rappeur

C'est en partie pour cela que la culture « afro-québécoise » ou « afro-canadienne » ne se définit pas aussi aisément que la culture « afro-américaine », croit-il. « Les Noirs américains ont une expérience assez homogène, il y a une filiation culturelle de longue date. Dès les champs de coton, il y a un style musical ou oral qui s'est transmis de génération en génération, jusqu'au hip-hop, au blues, au jazz et au funk d'aujourd'hui. Tout cela découle d'une même source. »

Pas encore mainstream

Il a souvent été dit que le manque d'hétérogénéité dans l'art venait du manque d'artistes issus de la diversité. Cet argument, l'acteur et réalisateur Henri Pardo raconte l'avoir beaucoup entendu et le rejette avec force. 

« La culture afro-descendante ne manque pas, [...] elle est présente, vivante, forte. Il faut simplement lui laisser la place pour se mettre de l'avant. »

- Henri Pardo, acteur et réalisateur

Henri Pardo ajoute qu'il rencontre un nouvel artiste noir qui a quelque chose à raconter « toutes les deux semaines ». Il trouve d'ailleurs ridicule que voient le jour des initiatives comme la pièce de théâtre de Robert Lepage SLĀV, critiquée pour avoir abordé des sujets vécus par des Noirs en mettant à l'affiche des comédiens blancs.

D'après lui, les artisans afro-descendants ne parviennent simplement pas encore à entrer dans le « mainstream ». Dans son domaine, le cinéma et la télévision, les artisans noirs qu'il croise n'ont d'autre choix que de « se financer avec leurs propres sous ». Les grands diffuseurs et producteurs doivent mieux s'investir pour faire place aux créations de la diversité, pense-t-il. « S'il y a un bon encadrement, il y aura de la représentativité. »

Raconter une nouvelle histoire

Dans la sphère littéraire, l'Afro-Québécois existe, mais il n'est pas reconnu, selon Rodney Saint-Éloi, fondateur de la maison d'édition Mémoire d'encrier. Pour lui, ce manque de représentativité n'est ni plus ni moins que du racisme. 

« Ici, [...] il ne faut pas dire le mot. Il ne faut pas dire que le racisme est systémique. Mais quand un Noir, qui n'est pas une star, se présente chez un éditeur de la place, on l'invite à aller se faire voir chez Mémoire d'encrier. »

- Rodney Saint-Éloi, auteur et éditeur

Bien qu'il observe que l'espace littéraire est très homogène, Rodney Saint-Éloi ajoute néanmoins qu'« il y a une négritude qui perce au Québec, avec des auteurs noirs québécois, des slameurs, des bédéistes ».

« Un jour émergeront d'autres narrations et d'autres perspectives, croit-il. On assistera à une poussée de l'humanité, venant d'une part des Premières Nations, qui revendiquent de plus en plus leur part dans la narration de l'histoire du pays, et d'autre part des immigrants, qui, un jour, cesseront d'être immigrants pour raconter une nouvelle histoire d'eux-mêmes et du pays d'accueil. Commencera alors une nouvelle ère. »

PHOTO FOURNIE PAR LA CBC

Nantali Indongo, musicienne et animatrice de l'émission culturelle The Bridge à la CBC

Photo Erick Labbé, Archives Le Soleil

Le rappeur Webster