Le nombre de médicaments retirés de toute urgence du marché canadien a quadruplé en huit ans, selon des données obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information. À tel point qu'un rappel urgent - fait pour éviter de graves conséquences, voire la mort de patients - survient maintenant chaque semaine, en moyenne. Mais le mystère plane au sujet du nombre d'inspecteurs à l'oeuvre.

Et si vos somnifères, vos anxiolytiques ou vos comprimés antidouleur étaient plus concentrés qu'ils ne le devraient, au point de pouvoir provoquer un arrêt cardiaque ?

Et si, en croyant prendre votre antibiotique, vous avaliez en fait un puissant sédatif ?

Et si votre flacon d'antidépresseurs contenait un antibiotique auquel certaines personnes sont mortellement allergiques ?

Parce qu'ils risquaient d'entraîner ces « conséquences indésirables graves pour la santé, voire la mort », tous ces médicaments ont dû être retirés de toute urgence du marché canadien au cours des dernières années. Le nombre de cas du genre a même quadruplé, selon des données obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

En 2013, les rappels de médicaments urgents, dits de type I, se sont grosso modo produits au moins une fois par semaine, contre moins d'une fois par mois en 2006.

Dans l'intervalle, le nombre total de médicaments retirés de la circulation - sans être chaque fois ultra-risqués - a doublé. Tout comme les « incidents » relatifs à des médicaments soupçonnés d'être défectueux ou dangereux. Des problèmes sont maintenant rapportés deux ou trois fois par jour au ministère fédéral de la Santé (par ses propres inspecteurs, des professionnels de la santé, les fabricants eux-mêmes ou le public).

«Préoccupant»

« Avant, les rappels de type I étaient rarissimes. Les professionnels de la santé sentent très bien la hausse. C'est préoccupant », affirme Jean-François Bussières, président du comité des pharmaciens du plus grand groupe d'achat de la province, Sigmasanté.

Les retraits visent souvent des médicaments en vente libre ou très souvent prescrits. Mais les remèdes qui servent à traiter des maladies graves ne sont pas épargnés. En 2009, un solvant utilisé en chimiothérapie (la carmustine) était contaminé par des bactéries pouvant causer des septicémies et des méningites - ce qui aurait pu tuer des cancéreux au système immunitaire affaibli. Trois ans plus tard, des fioles trop remplies du même produit auraient pu endommager les poumons, les reins ou le foie des malades.

Jusqu'ici, la vigilance des professionnels a toujours permis d'éviter le pire. En préparant un médicament pour un patient ou pour un médecin, les pharmaciens peuvent repérer à temps la présence éventuelle de particules (vitre, plastique, etc.) et sonner l'alarme, souligne Jean-François Bussières, qui est aussi chef du département de pharmacie à l'hôpital pour enfants Sainte-Justine.

Et en cas de surdoses ou de réactions allergiques - dues à la présence cachée du mauvais médicament - , « si ça se passe à l'hôpital, on va pouvoir réagir », dit-il.

Santé Canada est enfin alertée lorsqu'un médicament se révèle soudain inefficace (un possible indice de piètre qualité). Souvent, par les fabricants eux-mêmes, qui repèrent certains problèmes lors des tests de stabilité requis par la loi.

La course des prix

Mais pourquoi cette hausse fulgurante ? Selon plusieurs experts, les problèmes de qualité ont bondi depuis que les sociétés pharmaceutiques fabriquent leurs médicaments à moindre coût, dans des pays en voie de développement - comme l'Inde ou la Chine - , où elles reçoivent très rarement la visite d'inspecteurs.

Aujourd'hui, 25 % des usines d'où proviennent les médicaments importés ici sont situées dans des pays avec lesquels Santé Canada n'a aucune entente de reconnaissance mutuelle, ni même de collaboration, s'est inquiété l'automne dernier un comité sénatorial.

Autre explication possible : « Santé Canada a peut-être resserré les règles et les applique peut-être plus strictement », avance M. Bussières. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration l'a fait et multiplie de façon encore plus spectaculaire les rappels de médicaments. (Ceux-ci n'y ont pas simplement doublé, mais plutôt décuplé, pour atteindre 1225 en 2013.)

Submergés

« Il y a tellement de rappels qu'on peut se demander comment les professionnels de la santé font pour absorber tout ça. Quand je les interroge au sujet des alertes, dans le cadre de mon travail de chercheur, ils en ont rarement eu connaissance », s'inquiète Alan Cassels, spécialiste de la politique des médicaments à l'Université de Victoria et auteur de Selling Sickness.

« À la longue, cela pourrait devenir un peu ingérable », confirme Jean-François Bussières, puisque les pharmaciens sont déjà ébranlés par des pénuries de plus en plus fréquentes. « Quand on alerte Santé Canada au sujet d'un problème, on crée des ruptures presque instantanément. Il faut s'assurer que c'est bien la fabrication du médicament qui est en cause, parce que si on n'a plus rien pour soigner les patients, c'est parfois pire encore. »

« Tous les problèmes de qualité n'ont pas la même gravité. On reçoit aussi des avis pour une simple lettre manquante sur une étiquette. »

Dans certains cas, l'industrie et Santé Canada ont par contre été bien trop lents. Apotex, de Toronto, a mis 15 jours à aviser le Ministère que ses plaquettes de contraceptif Alysena 2 contenaient un placebo de trop. Santé Canada a attendu trois jours de plus pour alerter la population, au retour du long week-end de Pâques 2014. Résultat : au moins une cinquantaine de grossesses involontaires, selon deux recours collectifs intentés en Ontario et en Alberta.

Une division de Johnson & Johnson a pour sa part sciemment laissé sur le marché des médicaments pour enfants contenant des particules métalliques, et d'autres qui moisissaient après avoir été contaminés par une substance servant à traiter le bois. En mars, sa première faute lui a valu une amende criminelle de 25 millions.

Un système «robuste»

« Les médicaments et les vaccins sauvent des vies », a commenté par courriel le porte-parole de l'association Les Compagnies de recherche pharmaceutique du Canada. Et le Canada possède l'un des systèmes les plus robustes au monde pour l'évaluation et l'approbation de nouveaux produits pharmaceutiques et pour les contrôles des bonnes pratiques de fabrication.  »

L'association canadienne du médicament générique a pour sa part refusé d'accorder une entrevue sur le sujet.

- Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

PHOTO NORM BETTS, ARCHIVES BLOOMBERG

Apotex, de Toronto, a mis 15 jours à aviser le Ministère que ses plaquettes de contraceptif Alysena 2 contenaient un placebo de trop.

Un manque de surveillance «alarmant»

Il faut resserrer la surveillance des médicaments, car les risques actuellement encourus par les Canadiens sont «alarmants».

C'est la conclusion d'un comité permanent du Sénat, qui a convoqué des témoins pendant trois ans sous la direction du conservateur Kelvin Ogilvie, un scientifique de carrière.

«Le Comité s'inquiète vivement des problèmes soulevés sur des sujets de première importance comme la qualité et la sécurité des médicaments», a-t-il indiqué lors du dépôt de son rapport final, l'automne dernier.

À son avis, le ministère fédéral de la Santé «ne dispose pas des moyens nécessaires pour sécuriser la chaîne d'approvisionnement de façon à protéger les Canadiens».

Sa grande recommandation: augmenter le «nombre d'inspections dans les laboratoires situés dans les pays où le système de réglementation n'est pas équivalent à celui du Canada». Et exiger que les inspecteurs se rendent sur place plutôt que de se contenter de consulter des dossiers à distance, comme cela se fait actuellement dans l'immense majorité des cas.

Le comité voudrait aussi que le Ministère «s'assure que tous les lots de produits pharmaceutiques importés sont soumis à des tests».

Il veut enfin que Santé Canada rende publics les résultats des inspections, y compris tout problème de non-conformité, même décelé par un organisme étranger. Blâmé à répétition pour son manque de transparence, le Ministère en avait mis certains en ligne l'automne dernier. Mais la semaine dernière, ils avaient disparu du site.

Pas plus d'inspections

Des données obtenues par La Presse révèlent que le nombre d'inspecteurs a augmenté de 71% en 10 ans, mais que ceux-ci ne réalisent pas plus d'inspections au total. En 2013-2014, chaque inspecteur en a effectué 7,3 en moyenne, contre 12,6 en 2004-2005.

«Avec le rehaussement des exigences, peut-être que les inspections prennent plus de temps, avance Jean-François Bussières, président du comité des pharmaciens du plus grand groupe d'achat de la province, Sigmasanté. Certaines peuvent prendre des mois.»

Selon une source de l'intérieur, Santé Canada aurait pourtant sabré le nombre d'inspecteurs de 20 à 30% l'an dernier.

«On accumule de plus en plus de retard. Alors les inspections chez les fabricants qu'on croit le moins à risque sont remises de plusieurs mois. Mais un risque, ça ne se mesure pas si facilement que ça», assure cette source, qui veut garder l'anonymat pour ne pas perdre son emploi.

Parce qu'ils sont jugés moins risqués, justement, les médicaments en vente libre sont traités presque sur le même pied que les produits de santé naturels par la même direction, depuis environ un an.

«Mais au jour le jour, affirme notre source, les fabricants de médicaments en vente libre se sont souvent révélés moins bons que les fabricants de médicaments sous ordonnance. Ce n'est pas une bonne nouvelle pour le public.»

Sept mois après avoir été interrogé par La Presse à ce sujet, le Ministère n'a toujours pas répondu (voir texte suivant).

- Avec la collaboration de William Leclerc

La loi du silence

Combien d'inspecteurs compte Santé Canada? Et combien d'inspections sont réalisées annuellement dans les usines de médicaments? Le ministère fédéral a refusé de répondre à cette question toute simple.

À la fin du mois de septembre, La Presse a déposé une demande d'accès à l'information. Deux mois plus tard, le ministère a écrit qu'y répondre nécessiterait six mois additionnels, et peut-être davantage, «afin de consulter un tiers partageant des intérêts dans ce dossier».

«C'est une attitude effroyable! Cela donne l'impression qu'ils ont des choses à cacher et cela sape la confiance dans le système», dénonce Alan Cassels, chercheur sur la politique des médicaments à l'Université de Victoria.

À force d'insister, La Presse vient d'obtenir des statistiques fournies - il y a déjà cinq mois - à la députée néo-démocrate de Vancouver-Est, Libby Davies. Mais ces données ne couvrent pas l'année 2014-2015, durant laquelle Santé Canada aurait sabré le nombre d'inspecteurs.

Défier les sénateurs

Même les sénateurs, qui ont enquêté pendant trois ans sur les problèmes liés aux médicaments d'ordonnance, peinent à avoir l'heure juste. «Le Ministère a échoué, sur certains sujets, à fournir un témoignage fiable», a dénoncé, dans le Huffington Post, le comité permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, après le dépôt de son rapport final.

Lors des audiences, les dirigeants de Santé Canada n'ont par exemple pas dit où sont fabriqués 46% des quelque 16 000 médicaments dont la vente est autorisée au Canada.

«Il est impossible de définir les problèmes et de trouver des solutions sans l'information et les statistiques appropriées. Il en va ainsi pour presque tous les problèmes relevés dans le rapport, a écrit le président du comité, Kelvin Ogilvie, scientifique de formation. Il est urgent de corriger la situation dans les plus brefs délais.»