L'an dernier, une femme s'est suicidée en avalant des comprimés de huit médicaments prescrits par trois médecins, tous achetés à la même pharmacie. Aujourd'hui, la coroner qui a enquêté sur sa mort somme le gouvernement de rendre accessible «à tous les médecins» le Dossier santé Québec et soulève de nombreuses questions sur la communication entre professionnels de la santé.

Louise Légaré s'est suicidée dans la nuit du 12 au 13 juin 2014, le jour de l'anniversaire de la mort de son père. On a trouvé dans son sang des traces de huit médicaments différents: trois antidépresseurs, deux analgésiques, un relaxant musculaire et deux psychotropes.

Mme Légaré avait 57 ans. Elle souffrait de multiples problèmes de santé mentale et de douleur chronique. Elle était suivie depuis plusieurs années à l'Institut universitaire en santé mentale de Québec.

Toutes ses pilules, dont certaines avaient pourtant des interactions dangereuses connues, elle les avait achetées du même pharmacien. Les médicaments lui avaient été prescrits par ses trois médecins traitants, apparemment sans qu'ils se consultent. Deux d'entre eux pratiquent dans le même hôpital.

«Le suivi médical de Mme Légaré aurait pu être optimisé par une approche coordonnée de l'ensemble des professionnels de la santé impliqués dans son dossier, ce qui aurait été probablement plus bénéfique qu'un suivi par plusieurs médecins prescrivant des médicaments de façon isolée», note la coroner Lyne Chouinard, dont nous avons obtenu le rapport. «Cette situation peut provoquer une dilution des responsabilités où plus personne ne se sent responsable d'une situation spécifique pour un patient donné.»

17 médicaments

Le psychiatre de Mme Légaré, qui la suivait depuis 15 ans pour des troubles bipolaires et de la personnalité limite, lui fournissait des ordonnances pour six médicaments. Un interniste du même établissement de santé, qui la traitait notamment pour un problème de diabète, suggérait la prise de huit autres médicaments et vitamines. Son médecin de famille prescrivait trois autres produits pharmaceutiques, dont des opioïdes auxquels elle est devenue dépendante. Une information connue, selon la coroner.

L'omnipraticien a même noté dans son dossier que sa patiente faisait des chutes fréquentes, «probablement» à cause d'un abus de narcotiques. Il a diminué la dose de moitié. Les autres médecins ont maintenu leurs ordonnances respectives.

Les ordonnances étaient renouvelées automatiquement avec le pharmacien, même si Mme Légaré annulait régulièrement ses rendez-vous ou ne se présentait pas à ses visites médicales et que son suivi se faisait parfois par téléphone.

De plus, même si des interactions médicamenteuses étaient associées à la prise simultanée de plusieurs médicaments par la femme, le pharmacien n'a jamais avisé les médecins et a continué à remplir leurs ordonnances.

Par exemple, on a retrouvé près du corps trois flacons vides d'un puissant relaxant musculaire qui accentue les effets secondaires des antidépresseurs et des narcotiques.

Des informations qui laissent le fils de Mme Légaré «perplexe». «Plusieurs questions demeurent sans réponse, notamment envers les actes professionnels du pharmacien. Peut-être que les analyses découlant des recommandations de la coroner apporteront un éclairage nouveau qui me permettra de remettre en place les pièces du casse-tête», explique-t-il.

Dossier informatisé

La coroner Chouinard est formelle: le ministère de la Santé doit donner accès «à tous les médecins» au dossier informatisé de leurs patients.

Mais la mise en place du Dossier santé Québec (DSQ), le projet qui vise à relier au même réseau informatique les hôpitaux, les cliniques et les pharmacies de la province, tarde toujours.

Près de 10 ans après son lancement, en 2006, l'informatisation n'est toujours pas implantée dans 30% des établissements de santé. Le DSQ aurait initialement dû être en place en 2010 et avoir couté 500 millions. Le ministère de la Santé vise maintenant la fin de 2015; les coûts estimés dépassent 1,5 milliard de dollars.

Un nouvel échéancier dont doute le président du Collège des médecins. «On se reparlera en décembre 2015, et vous allez voir que ce ne sera pas encore déployé», dit le Dr Charles Bernard.

Le pharmacien sous la loupe

Le Collège des médecins et l'Ordre des pharmaciens du Québec font tous deux l'objet de recommandations de la part de la coroner Chouinard. Les porte-paroles des deux ordres confirment avoir reçu le rapport.

Chez les pharmaciens, qui doivent «vérifier la qualité des actes rendus», le dossier sera confié à un comité, qui l'acheminera très probablement au syndic, à la direction des services professionnels ou aux deux instances. Le travail du pharmacien de Mme Légaré fera donc inévitablement l'objet d'une enquête (qui pourrait mener à des sanctions) ou d'une inspection professionnelle.

On rappelle aussi que le rôle du pharmacien est celui d'un «gardien de but» qui doit «s'assurer que le patient reçoit la médication adéquate».

Au Collège des médecins, à qui la coroner demande de sensibiliser ses membres sur l'importance des communications et de la collaboration entre les professionnels de la santé, le président assure que des actions de sensibilisation seront mises en oeuvre.

Depuis janvier, deux articles obligeant les médecins à collaborer entre eux et avec d'autres professionnels ont été ajoutés au code de déontologie.

«On insiste beaucoup pour que le DSQ soit déployé. Le déploiement ne se fait pas correctement. On l'a décrié et on le décrie encore, dit le Dr Charles Bernard. Un médecin qui n'y a pas accès doit faire confiance à ce que lui dit son patient.»

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Louise Légaré s'est enlevé la vie en avalant huit sortes de médicaments, tous obtenus grâce à des prescriptions.

Dossier Santé Québec: les étapes d'une lente mise en oeuvre

2006

Québec promet la mise en place, d'ici 2010, d'une base de données informatique regroupant les renseignements médicaux des patients accessibles aux médecins et aux pharmaciens, au coût de 500 millions.

2011

Le vérificateur général du Québec qualifie le Dossier santé Québec «d'échec». La facture, dit-il, risque de s'élever à au moins 1,4 milliard. L'échéancier n'est pas respecté. L'informatisation n'est étendue qu'à 38% des établissements. Le gouvernement, qui voulait au départ concevoir une plateforme unique pour toutes les régions, change de cap et choisit d'arrimer différentes plateformes déjà utilisées dans le réseau.

2013

Québec promet le déploiement complet du DSQ d'ici 2015. Les coûts sont révisés à 1,6 milliard. Le projet n'existe alors qu'à titre de projet-pilote dans quatre régions. La moitié des pharmacies y sont branchées au réseau, qui contient près de la totalité des résultats de test d'imagerie médicale, ainsi que 45 groupes de médecine familiale et 6 salles d'urgence.

2014

Dans une entrevue au journal The Gazette, le ministre de la Santé, Gaétan Barrette affirme que «les choses ne sont pas telles qu'elles devraient être». L'idée d'arrimer les différentes plateformes déjà utilisées dans le réseau ne fonctionne pas. Trop de fournisseurs offrent trop de systèmes informatiques différents qui communiquent mal entre eux.

2015

Selon le ministère de la Santé, 70% des sites sont actuellement «branchés» au DSQ. «Le déploiement se déroule très bien. Le MSSS prévoit que les trois domaines du DSQ [...] seront déployés dans l'ensemble des régions du Québec d'ici la fin 2015.»  Les éléments qui seront inscrits au DSQ sont les médicaments prescrits et obtenus en pharmacie, les résultats d'analyses en laboratoire, les résultats d'imagerie médicale, les vaccins reçus et le sommaire rédigé par un médecin après une hospitalisation.

Accès aux dossiers des patients: une situation en voie d'être corrigée, assure le bureau de Barrette

Le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, ne nie pas les ratés du système. Il a d'ailleurs qualifié le Dossier Santé Québec (DSQ) de «désastre» lors d'une entrevue au quotidien The Gazette en novembre 2014. «Malgré les erreurs du passé, la situation est en voie de se corriger, et le déploiement s'accélère. D'ici la fin de l'année 2015, 95% des professionnels auront accès à 95% des outils des établissements publics», promet son attachée de presse Joanne Beauvais. «Ceux qui l'utilisent sont encore trop peu nombreux, mais ils sont satisfaits du résultat et affirment que ces outils sauvent du temps et évitent des erreurs», dit-elle. Le ministre n'a pas souhaité se prononcer directement sur la mort de Louise Légaré. «On ne connaît pas assez de détails pour statuer si son histoire s'est produite avant ou après l'implantation du DSQ dans la région de la Capitale-Nationale, soit en juin 2014», note Mme Beauvais.