Un sondage comparatif obtenu par La Presse lève le voile sur une véritable crise. Dans le réseau de la santé, 81% des membres du personnel soignant ont été victimes ou témoins de violence au cours de la dernière année, et dans 60% des cas, il s'agirait d'actes de violence graves. Tout juste derrière, viennent les chauffeurs d'autobus et les agents de la paix, dont la vie professionnelle n'est guère plus facile avec des taux respectifs de 80 et 77%.

Le Groupe d'étude sur la violence au travail selon le sexe et le genre (VISAGE) de l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal s'est intéressé à quelque 3000 employés jugés «à risque» des secteurs des affaires municipales, provinciales et sociales, afin de comparer leur exposition aux agressions physiques et verbales. Les autres professionnels de la santé, les gestionnaires, les employés des services d'administration comme les secrétaires ou les réceptionnistes, et les travailleurs de métiers et du secteur des services complètent le sombre palmarès.

«Plus les gens sont en contact avec le public, plus il y a de la violence», explique le chercheur responsable, Stéphane Guay. Lui-même s'avoue surpris de l'ampleur du phénomène.

«Comme on s'adressait à un milieu à risque, on s'attendait à avoir des taux élevés, mais 80%, c'est beaucoup.»

Des hôpitaux violents

Contrairement à la croyance populaire, ce ne sont pas les policiers ou les chauffeurs d'autobus qui vivent le plus de violence au travail. Ils sont coiffés au fil d'arrivée par les employés oeuvrant auprès des malades, comme les infirmières et les préposés aux bénéficiaires.

«C'est triste à dire, mais je ne suis pas étonnée», confie la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Régine Laurent, qui représente plus de 62 000 professionnels en soins infirmiers et cardiorespiratoires. «Je n'ai aucune indication que la violence a diminué dans les établissements de santé, dit-elle. Quand une personne attend à l'urgence depuis 18 heures, la première personne qu'elle voit, c'est l'infirmière. C'est [devant] elle qu'elle explose.»

Non seulement les morsures, les griffures, les crachats et les insultes sont-ils chose courante dans les chambres d'hôpital, mais ils sont considérés comme normaux par bon nombre d'employés. Si normaux, en fait, que près de 20% hésitent à les dénoncer, de peur d'être jugés par leurs patrons. «La violence ne fait pas partie de la job», martèle Mme Laurent.





Danger sur la route

Les chauffeurs d'autobus, qui sont justement en pleine campagne anti-violence à Montréal, n'ont pas la vie beaucoup plus facile. «Depuis plusieurs années, on est victimes d'agressions totalement gratuites», déplore le porte-parole du syndicat de la STM, Stéphane Lachance.

Entre janvier et octobre, il recense 50 agressions déclarées. «Dans les faits, ça ne représente que le quart de ce qui arrive vraiment. Ces 50 cas sont des gens qui ont subi des chocs, qui consultent.» Les autres, dit-il, sont nombreux à simplement continuer leur route après avoir essuyé un crachat en plein visage ou entendu une menace de mort à peine voilée.

«Il y a un gros problème de perception. Les gens se disent que le chauffeur ne fait que les amener du point A au point B et qu'il ne mérite aucun respect. Si un passager crachait sur le pilote en montant dans un avion, l'appareil ne décollerait pas.»

Les policiers vivent une situation semblable. «Pour les patrouilleurs, c'est la réalité au quotidien de se faire injurier ou montrer le doigt d'honneur», dit Yves Gendron de la Fraternité des policiers. Selon lui, 100% des agents qui travaillent sur la route sont victimes d'actes violents.

«Il y a beaucoup de résilience. La moyenne des gens verrait ce que les policiers voient dans une journée normale et ne pourrait pas le tolérer. Pour les policiers, ça fait partie de la job.»

Mais attention, prévient M. Gendron. Cela ne rend pas la violence acceptable. «Ça ne devrait pas être comme ça. Ce n'est pas normal qu'une personne se fasse insulter quand elle va travailler. Mais c'est notre réalité.»





Des conséquences graves

Une réalité qui, comme dans les autres domaines touchés, a des conséquences parfois très graves. «Ce n'est pas parce qu'on sort du stationnement que tout est oublié. Ça nous suit à la maison», dit Régine Laurent.

Selon le sondage de VISAGE, jusqu'à 66% des travailleurs qui sont témoins ou victimes d'un acte de violence grave ont des flashbacks de l'événement. Beaucoup vivent de l'irritabilité et de l'hyper-vigilance et souffrent de troubles de sommeil.

Un cocktail psychologique qui a des impacts directs sur la productivité au travail, note Stéphane Guay. Sans compter les effets sur l'ambiance de travail. «C'est certain que ça mine», admet Yves Gendron.

Des agressions graves

Un chauffeur d'autobus de la STM a été sauvagement agressé en pleine nuit alors qu'il faisait sa route dans le quartier Villeray, à Montréal. Après s'être disputés avec lui, trois hommes l'ont roué de coups. Il en aurait reçu au moins 30 seulement à la tête. Le chauffeur, Marc-Olivier Fortin, a été très grièvement blessé, et a notamment subi un traumatisme crânien. Il a dû être plongé dans un coma artificiel. À ce jour, il n'est toujours pas retourné au travail. Ses trois agresseurs présumés ont été arrêtés.

« Il semble que ce soit une agression purement gratuite. Quand l'autobus s'est arrêté pour les faire monter, les hommes auraient eu une mésentente. Le chauffeur serait reparti, croyant qu'ils ne voulaient finalement pas monter, et se serait arrêté quelques mètres plus loin. Les suspects se seraient plaints de ce mauvais service et se seraient mis à insulter le chauffeur », avait à l'époque expliqué un porte-parole de la police.

L'an dernier, un préposé aux bénéficiaires de l'aile psychiatrique de l'hôpital Charles-LeMoyne, à Longueuil, a été attaqué par un patient en crise. « Le patient s'est rué sur moi et m'a donné neuf coups de poing à la tête », a raconté Stéphane Poissant à La Presse il y a quelques mois. Résultat : traumatisme crânien. Il a été en arrêt de travail pendant deux semaines.

Peu avant l'incident, une infirmière du même département, Micheline Lassonde, avait bien failli être étranglée par un autre malade. C'était le changement de garde, elle était seule au poste des infirmières. L'homme s'est glissé dans l'enceinte du poste et a tendu les mains vers son cou. Elle l'a bloqué de justesse avec ses pieds. Il a fallu l'intervention de plusieurs collègues pour le maîtriser.

Un simple appel de routine s'est terminé en visite à l'hôpital pour un policier de la Rive-Sud le mois dernier. L'agent du Service de police de l'agglomération de Longueuil répondait à un appel sur une rue résidentielle de Brossard. Un homme était en crise, disait le répartiteur. Sur place, le policier a été attaqué par l'homme, qui lui a infligé une profonde lacération au bras. L'agent a dû être transporté à l'hôpital, où il a obtenu son congé après quelques heures.

DES MESURES RÉCLAMÉES

Un secteur prioritaire

Pour diminuer le nombre de cas de violence envers les employés du secteur de la santé, la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) aimerait que les travailleurs deviennent un groupe jugé prioritaire par la CSST au même titre que ceux du milieu de la construction. «C'est le seul moyen, croit la présidente Régine Laurent. En ce moment, lorsqu'un employé est agressé par un patient, on nous répond: "Ce n'est pas sa faute, c'est sa maladie." Et quand des travailleurs appellent la police, ils se font dire: "On ne peut pas intervenir, il est malade", dit-elle. L'employeur a des responsabilités et le fait de devenir un secteur prioritaire lui donnerait des obligations.» Selon la Loi sur la santé et la sécurité du travail, les membres de groupes jugés prioritaires, ceux de la construction, des mines ou de la foresterie par exemple, sont soumis à des mécanismes stricts et surveillés de prévention en santé et sécurité du travail et doivent se doter d'un programme de prévention clair. «Si on avait ça, la CSST pourrait débarquer sans préavis pour s'assurer que tout est dans l'ordre», dit Mme Laurent.

Insultes mises à l'amende

Depuis plusieurs années, la Fraternité des policiers de Montréal demande à la Ville d'adopter un règlement municipal qui permettrait à ses membres de donner des contraventions aux gens qui les insultent ou qui les intimident. Un règlement similaire est déjà en vigueur à Québec, à Sherbrooke et à Trois-Rivières. «À Québec, ça fonctionne très bien. Les policiers ne donnent presque plus de contraventions pour ce motif. Les gens sont plus respectueux qu'avant», dit Yves Gendron, de la Fraternité. La demande a été faite officiellement, et rejetée par la dernière administration. «Peut-être que la nouvelle verra les choses autrement. En attendant, les policiers font avec les outils que la loi leur donne. Et ils se font injurier quotidiennement.»