Alex, Charles-Élie, Laurent, Gabrielle: tous frappés par le sort à l'enfance ou à l'âge adulte. Auprès d'eux, des parents et conjoints déchirés, qui vivent dans leur coeur et leur conscience le débat sur le suicide assisté.

Entre l'espoir et l'acharnement

«Là, si vous ne vous en occupez pas, je l'amène chez moi et je le fais mourir!» Lorsqu'il a servi cet ultimatum, Christian Caillé ne parlait pas d'un animal blessé, mais de son fils Alex, mort en 2010 après avoir été hospitalisé une bonne partie de sa courte vie.

Personne n'est mieux placé que Christian Caillé et sa conjointe Isabelle pour comprendre ce qu'est la vie avec un enfant lourdement handicapé.

Tout a débuté avec la deuxième grossesse d'Isabelle, enceinte de jumeaux.

Le couple a déjà un fils de 4 ans, Benjamin, et la petite famille habite Sainte-Marie-Salomé, village rural de Lanaudière. Christian Caillé, qui a grandi sur une ferme, élève des visons.

En pleine grossesse, les médecins sonnent l'alarme. Un des foetus a de graves problèmes au cerveau.

Les médecins proposent l'avortement.

Tuer deux enfants, dont un en parfaite santé, ou les mettre au monde, quitte à en avoir un lourdement handicapé. Insoutenable dilemme.

Vincent et Alex voient finalement le jour en l'an 2000.

Le premier est en parfaite santé. Le second reste à l'hôpital, souffre de diabète, est trop petit. Un mois plus tard, il reçoit son diagnostic: holoproencéphalie, malformation rare du cerveau.

De retour à la maison, l'enfer commence pour les parents, qui ont deux autres enfants dont ils doivent s'occuper. Pendant cinq ans, ils multiplient les allers-retours à l'hôpital pour des détresses respiratoires, des déshydratations et d'autres urgences liées à sa condition. Puisqu'il est incapable de marcher, de se nourrir et de faire ses besoins, ses parents doivent être à son chevet 24 heures sur 24. «Un enfant handicapé, c'est un travail à temps plein», résume le père.

Alex est un garçon attachant. Son sourire fendu jusqu'aux oreilles est sa marque de commerce.

Son frère le protège, en prenant conscience de l'écart qui se creuse avec son jumeau année après année. Vincent en veut à ses parents lorsqu'ils décident de placer Alex à Marie-Enfant, ressource pour des enfants comme lui.

Ses parents n'en pouvaient tout simplement plus. «C'est sûr que tu négliges tout: la vie de couple, de famille, ta vie, etc. À partir de 2008, Alex souffrait continuellement. On voulait que ça arrête...», réalise le père.

Mais le débat sur l'euthanasie heurte les valeurs de la plupart des médecins, qui étudient pour sauver des vies et non le contraire, constate M. Caillé. «Pour moi, mourir dans la dignité, c'est être capable de sourire jusqu'au bout. Mais à la fin, Alex souffrait tout le temps. Il ne souriait plus...»

M. Caillé admet que la mort d'Alex a été une forme de soulagement. Sa conjointe a pu bercer dans ses bras le jumeau d'Alex pour la première fois, à 10 ans.

Les coûts du miracle

La science prend-elle le dessus sur la nature? Christine Mercier s'interroge à ce sujet depuis la naissance de son fils, il y a huit ans.

Charles-Élie n'a pas respiré durant 20 minutes à la naissance. Des complications survenues au terme d'une grossesse pourtant normale. Les médecins ont réussi à réanimer l'enfant. Le bébé miraculé a toutefois fait une hémorragie cérébrale qui l'a laissé lourdement handicapé.

Charles-Élie vit désormais au centre de réadaptation Marie-Enfant. Il ne parle pas, se déplace en fauteuil roulant et sourit lorsqu'il ne souffre pas.

Le problème, c'est qu'il souffre pratiquement en permanence.

Et rien n'est plus cruel pour des parents, spectateurs impuissants de la souffrance de leur enfant. «Lorsqu'on entend son enfant hurler de douleur, on le reconnaît même si on est un étage plus bas. Et quand des enfants hospitalisés depuis des années se plaignent, c'est que la douleur est très réelle.»

La dure vérité, c'est qu'il n'y a plus rien à faire pour Charles-Élie. Sauf attendre sa mort. Il doit endurer de longues périodes d'hospitalisation. Les médecins le gavent de médicaments pour atténuer la douleur, «le rendre confortable», répètent-ils.

Selon Mme Mercier, les médecins la font parfois sentir comme si elle est une mauvaise mère, qui a baissé les bras. «J'adore mon fils, c'est la plus belle chose qui me soit arrivée. Mais le voir souffrir comme ça, c'est insupportable. Insupportable», répète-t-elle.

Selon elle, l'euthanasie relève du cas par cas.

Elle s'interroge sur certains comportements sociaux, comme la glorification des «miracles de la science». «Des naissances à 24 ou 26 semaines, ce n'est pas un miracle, c'est une catastrophe!»

Parce que cette vie-là n'en est pas une. Ni pour son fils ni pour elle. «La vie, mais à quel prix?», s'interroge cette femme brisée, qui avoue être en train de «crever par en dedans».

Après la naissance de son fil, Christine Mercier n'a pas travaillé pendant quatre ans, en plus de vivre une séparation, comme la plupart des parents d'enfants handicapés. Mais mettre au monde un enfant handicapé a néanmoins appris à Mme Mercier à apprécier la vie.

Chaque moment, même les plus banals. Rares oasis dans une vie déchirante.

Malgré ses efforts, ses soins et ses chambres décorées, le centre Marie-Enfant n'est rien d'autre qu'un mouroir, tranche Mme Mercier. Et son fils, même s'il est adoré et chouchouté, n'est qu'un mort en sursis.

Charles-Élie s'est éteint à la suite de complications dues à sa condition fragile en avril, pendant la rédaction de ce reportage.

Photo courtoisie

Charles-Élie n'a pas respiré durant 20 minutes à la naissance. Les médecins ont réussis à réanimer le bébé, qui est toutefois resté lourdement handicapé.

La liberté de mourir

«Je me suis suicidé. Appelle le 911.»

La note griffonnée d'une main fatiguée avait été placée dans la porte d'entrée de la maison.

Laurent Rouleau, 51 ans, allait ensuite prendre sa carabine, la retourner contre lui et faire feu à deux reprises dans le bois derrière sa résidence rustique de Trecesson, en Abitibi.

Atteint de sclérose en plaques, l'homme voulait en finir avec 15 ans de souffrance.

Mais ce matin-là, en juin 2010, Laurent Rouleau s'est raté. Avant de perdre connaissance, dans son désespoir, il est parvenu à alerter le 911.

Sylvie Coulombe, sa conjointe des 20 dernières années, ne doit absolument pas le trouver comme ça, agonisant. «Quand je suis arrivée à l'hôpital, il avait l'air tellement désemparé. Il m'a dit: ''Tu vois, je ne suis capable de rien faire, même pas de me suicider.''»

Laurent Rouleau a rendu l'âme une douzaine d'heures plus tard.

Près de trois années ont passé. Mme Coulombe habite maintenant seule dans la belle maison abitibienne. Plusieurs peintures de Laurent ornent les murs. Ses cendres reposent dans une vieille boîte à biscuits, sous une machine à coudre.

La mort de Laurent n'est pas venue brusquement.

Elle s'est immiscée sournoisement, s'est retrouvée au coeur de houleux, de déchirants débats, avant d'être acceptée.

Comme cette maladie est dégénérative, c'était une question de temps avant que Laurent ne se retrouve cloué dans un fauteuil roulant. Mais pas question pour cet homme orgueilleux, bricoleur et marginal d'attendre passivement la mort et de devenir un fardeau pour ses proches.

Il aborde alors le suicide pour la première fois avec sa conjointe. «Je n'étais pas d'accord au début, mais quand je l'ai vu souffrir, je me suis dit que c'était égoïste de ma part et que je ne pouvais pas décider pour lui.»

Comme le suicide assisté est illégal ici, le couple se tourne alors vers la Suisse, où le suicide assisté est permis sous conditions. «On a annulé. Laurent ne voulait pas me laisser ramener son corps toute seule.»

Le temps passe, les ravages de la maladie augmentent.

Laurent a maintenant besoin d'aide pour s'habiller et manger, et il tombe souvent. Il ne lui reste que la lecture, mais sa vue est en train de faiblir.

Son heure est venue. Il le sait. Avant qu'il ne soit trop tard. La nuit, il pleure seul dans le salon, angoissé à l'idée de passer à l'acte. «Je lui ai demandé de le faire quand je serais prête. «Tu ne seras jamais prête», m'a-t-il répondu.» Laurent a attenté à sa vie après une belle lune de miel à Québec, au cours de laquelle le couple a souligné 20 ans d'amour.

Les médecins ont d'abord voulu le sauver, avant de se soumettre à sa volonté. Quelques proches ont le temps de le voir une dernière fois, dont sa mère de 85 ans. «Tu vois, maman, ton fils a encore fait une niaiserie», lui dit-il.

Les enfants, dont plusieurs habitent loin de l'Abitibi, n'ont pas eu le temps de se rendre. Ils ont dû se contenter de quelques paragraphes d'une écriture tremblotante. «Je suis heureux de mourir, je suis allé aussi loin que je pouvais avec mon corps.»

Sylvie Coulombe remercie la vie de lui avoir permis de rester jusqu'à la fin au chevet de son amoureux, mais a toujours du mal à ne pas être révoltée contre le système. Cette psychothérapeute estime qu'il est urgent d'offrir de meilleurs soins palliatifs aux patients souffrant de douleurs chroniques, en plus d'envisager sérieusement des méthodes alternatives. «Mais ce débat appartient à la société.»

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Laurent Rouleau a attenté à sa vie après une belle lune de miel avec sa conjointe, Sylvie Coulombe, au cours de laquelle le couple a souligné 20 ans d'amour. Il souffrait de la sclérose en plaques depuis 15 ans.

La douleur de vivre

Gabrielle Soucy est malade. Très malade. Cette femme de 79 ans souffre de maladies pulmonaires chroniques, qui l'obligent à être reliée 24heures par jour à une bonbonne d'oxygène.

Même si elle se sait condamnée, Mme Soucy souhaite continuer à vivre. «Pour moi, c'est clair que l'euthanasie n'est pas une solution», lance-t-elle avec aplomb, calée dans le fauteuil de la chambre d'un appartement qu'elle occupe depuis des décennies à Côte-des-Neiges. «Les gens doivent plutôt se préparer à la maladie, trouver des solutions à la douleur», ajoute-t-elle.

La douleur s'est installée en permanence dans sa vie il y a une dizaine d'années, elle qui avait déjà une santé fragile. «Je suis tombée en plein visage dans la rue. J'ai cessé de travailler et j'ai commencé à faire des pneumonies à répétition.»

À l'époque, Mme Soucy travaille en comptabilité, après avoir fait des études universitaires en littérature. «Quand on est malade, il faut garder sa tête en forme. Mon truc: je me suis mise à faire des mots croisés», raconte-t-elle, d'une voix douce.

Contrairement à plusieurs malades, elle a la chance de voir beaucoup d'amis défiler à son chevet. «Même si la douleur est permanente, il faut éviter d'en parler tout le temps. Je veux rester agréable avec les gens qui viennent me voir.»

Selon elle, d'autres avenues que l'euthanasie sont possibles, par exemple les médicaments pour atténuer la douleur et surtout l'aide. Mme Soucy en reçoit à la maison: un spécialiste des maladies pulmonaires et une employée du CLSC pour sa toilette.

Son mot d'ordre: rester loin des urgences.

«À ma dernière hospitalisation, je partageais ma chambre avec un clochard et un gars qui sacrait toujours. Je ne veux plus y retourner!»

Pour l'heure, la douleur est tolérable. Mme Soucy ne sort pratiquement jamais. Lorsqu'elle le fait, elle traîne de plus petites bonbonnes d'oxygène, qui l'obligent à rentrer vite. Elle est contre l'euthanasie, mais pas à n'importe quel prix. Elle refuse de subir de l'acharnement thérapeutique. «Mais je ne veux pas jeter l'éponge non plus», résume-t-elle.

C'est l'heure de la sieste. Parler l'épuise.

Plus tard, elle fera ses mots croisés, en prenant la vie un jour à la fois.

PHOTO SIMON GIROUX, LA PRESSE

Même si elle se sait condamnée en raison de maladies pulmonaires chroniques, Gabrielle Soucy souhaite continuer à vivre.