L'implantation de la fameuse méthode Toyota dans les soins à domicile à Montréal par une firme privée est en train de mener au bord de la crise de nerfs infirmières, travailleurs sociaux et ergothérapeutes. Et elle est en voie de coûter une petite fortune au réseau de la santé dans un contexte de restrictions budgétaires, a appris La Presse. Le nouveau ministre de la Santé, le Dr Réjean Hébert, s'est d'ailleurs engagé à demander des comptes aux centres de santé qui sont en train d'implanter la méthode.

À Montréal, une douzaine de Centres de la santé et des services sociaux (CSSS) ont récemment approuvé des contrats avec une firme privée pour une somme d'au moins 12 millions de dollars. Les honoraires atteignent jusqu'à 27 540$ par semaine (excluant les taxes), pour une période allant jusqu'à 35 semaines, a-t-on constaté.

Cette firme, nommée Proaction, a été fondée en 2004 et a d'abord imposé sa cadence dans le domaine manufacturier. Ses fondateurs n'avaient jamais mis les pieds dans un hôpital ou dans un centre de santé avant 2009. Pourtant, la compagnie a décroché nombre de contrats à Montréal, pour offrir du soutien aux gestionnaires et implanter des outils de performance, mais également dans le reste du Québec, entre autres dans des blocs opératoires de Sept-Îles.

«À l'heure actuelle, plusieurs employés sont épuisés, en détresse psychologique et physique. Et quand on tente de dénoncer la situation, c'est perçu comme un signe de faiblesse; on a peur des conséquences», a raconté une intervenante sociale du CSSS Canvendish. La dame a préféré garder l'anonymat de peur de représailles, mais comme une douzaine d'infirmières, de travailleurs sociaux et d'ergothérapeutes avec qui La Presse s'est entretenue, est outrée par la situation.

Le président-directeur général de Proaction, Denis Lefebvre, a précisé que deux mandats sont terminés au CSSS de Verdun et de la Pointe-de-l'Île et que 10 autres sont en cours. Même si le site internet de l'entreprise indique clairement que l'approche «Lean manufacturing» est employée, le terme usuel pour désigner la méthode Toyota, le dirigeant a affirmé qu'il ne «fait pas du Toyota ou du Lean.»

«En 2009, on a effectué 30 visites dans les CSSS pour un total de 13 000 heures d'études visant à implanter notre coaching, a-t-il expliqué lors d'un entretien avec La Presse. On a constaté deux éléments: le personnel ne passe que de 30 à 40% de son temps auprès des bénéficiaires, et le reste de son temps en déplacement, dans des réunions, ou à remplir de la paperasse. On a constaté qu'il n'y a pas un manque de volonté de la part des infirmières ou des travailleurs sociaux. Mais il y a une faiblesse du côté des gestionnaires qui n'ont pas été formés à la base pour gérer du personnel.»

30 minutes pour un décès

Selon ce qu'a pu constater La Presse, la méthode de Proaction se base largement sur la création d'une grille de «planification et de réalisation» sur laquelle tous les actes, allant de l'administration d'un gavage à une intervention psychosociale, sont minutés. Cette grille est mise au point par un comité interne formé de quelques employés triés sur le volet. Par exemple, le lavage d'une oreille par une infirmière devrait prendre 15 minutes. Deux oreilles: 20 minutes. Un soin de plaies simple ne devrait pas prendre plus de 15 minutes. On a prévu un temps de 30 minutes pour un suivi «post décès».

Sur le terrain, on va même jusqu'à dire aux ergothérapeutes ne pas intervenir auprès des patients en cas de détresse psychologique, et de transférer la tâche au travailleur social pour gagner du temps, a observé La Presse. Si un employé n'a pas été en mesure d'effectuer sa tâche dans les délais prescrits, il doit en expliquer les motifs à un haut syndiqué.

«Ce haut syndiqué est forcé d'agir comme «porte-panier», et d'aller rapporter nos erreurs de minutage aux supérieurs», a précisé une intervenante sociale. Elle a insisté pour dire que le patient n'est pas un produit, et qu'elle est désolée pour eux.

Informé de la situation par La Presse, le ministre de la Santé, le Dr Réjean Hébert, s'est dit «préoccupé» et entend exiger de l'information au sujet de la méthode de Proaction. «À mon sens, ce n'est pas du tout la méthode Lean qui consiste à s'asseoir avec le personnel des unités de soins, et à ensuite mettre en place un projet-pilote pour en vérifier l'efficacité. C'est la qualité de l'intervention auprès du patient qui doit être priorisée. Je pense que plutôt que de faire appel à des firmes extérieures, il faudrait développer l'approche à l'interne.»