Le 6 décembre 1989, Marc Lépine abat 13 étudiantes et une employée de l'École polytechnique, puis il retourne son arme contre lui et se tire une balle dans la tête. Cette histoire a profondément marqué le Québec. Vingt ans après la tragédie, deux policiers et un coroner envoyés sur les lieux racontent leur drame de Poly. Récit douloureux.

André Tessier est dans un cocktail de la Gendarmerie royale du Canada lorsqu'un collègue lui dit qu'on le cherche partout. «Il y a une prise d'otages à l'École polytechnique», le prévient-il.

Il cherche un téléphone et appelle le quartier général de la police. L'information est confirmée: prise d'otages.

André Tessier saute dans son auto. Il est avec un collègue. Il est environ 17h45. La circulation est infernale, la première neige de l'hiver tombe sur la ville.

Dans l'auto, André Tessier parle peu. Il se concentre. Il prépare son plan d'intervention. C'est lui le grand patron de la division du crime contre la personne de la police de la Ville de Montréal, lui qu'on appelle quand il y a une prise d'otages, lui qui doit coordonner le travail des dizaines de policiers qui ne tarderont pas à débarquer à Polytechnique.

Quand il arrive vers 18h, c'est le chaos. Son collègue Jacques Duchesneau, directeur de la division du crime organisé, est déjà sur place. «Ça crie, on sort des blessés, on découvre des corps, il y a du sang partout, raconte Duchesneau. Les gens affolés sortent en courant. Peut-être que le suspect est parmi eux.»

Marc Lépine vient d'abattre 14 jeunes femmes. Le carnage a commencé à 17h15 et s'est terminé à 17h35 quand Lépine s'est tiré une balle dans la tête. Vingt minutes de folie meurtrière. Mais ça, André Tessier ne le sait pas encore.

Pendant que le directeur du poste de quartier lui explique rapidement ce qui se passe, André Tessier aperçoit son collègue Pierre Leclair assis sur un banc près de la cafétéria, la tête entre les mains, figé dans la douleur. Il est blanc comme un drap.

«Sa fille a été abattue», l'avertit le directeur du poste. «Je ne savais pas quoi lui dire, se rappelle André Tessier. Je l'ai serré contre moi et je lui ai dit: "Je te souhaite du courage, beaucoup de courage." J'étais ébranlé. J'ai deux enfants. On est tous des pères de famille.»

«Tous les policiers se font une carapace. Si les sentiments prennent le dessus sur notre jugement, on ne peut pas faire du bon travail. Il fallait que je reprenne mon rôle de responsable. J'ai rapidement remis ma carapace.»

Vers 18h45, André Tessier convoque les policiers dans un local transformé en poste de commandement. «Tout le monde est debout, on fait ça vite. Il y avait une certaine cohue, une confusion. Il fallait que je reprenne le contrôle de la situation.»

André Tessier ouvre des locaux: un pour la morgue, un pour accueillir les parents fous d'angoisse et un troisième pour les journalistes de plus en plus nombreux qui déboulent à Polytechnique. Au total, 80 à 100 policiers travaillent sur le drame de Poly.

Des rumeurs courent: un deuxième tueur se promènerait dans l'École et des étudiants blessés se seraient barricadés dans des locaux. Des étudiants en train de mourir au bout de leur sang.

André Tessier forme des équipes et les envoie fouiller l'école, étage par étage, classe par classe. Ils arrêtent un suspect. Ce n'est pas un tueur, mais un professeur habillé de façon étrange.

André Tessier fait le tour de l'école, il arpente les six scènes de crime, il voit des cadavres, des grandes flaques de sang figées près des morts et des blessés, et Marc Lépine, une partie de la tête arrachée par l'impact de la balle. Il voit aussi le corps inerte de Maryse Leclair, la fille de son collègue, qui gît à quelques pieds de Lépine dans sa belle robe rouge qu'elle venait de s'acheter pour les Fêtes. Une expérience douloureuse, traumatisante.

«J'avais l'impression de voir Beyrouth à la télé après une explosion. Du sang, des blessés, des morts.»

Pendant qu'au rez-de-chaussée, c'est le branle-bas de combat, un silence surnaturel enveloppe les étages supérieurs. «On fouille partout, dit Jacques Duchesneau. On avance sur le bout des pieds à l'affût du moindre bruit, à la recherche d'un suspect qui se cacherait ou d'une victime qui appellerait à l'aide. C'est un autre monde.»

Le coroner Paul G. Dionne, lui, reçoit les corps dans sa morgue temporaire installée dans un local du rez-de-chaussée. Il appelle Marc Poirier, de Magnus Poirier, pour qu'il envoie un embaumeur.

«Le fond de la tête des femmes avait éclaté à cause de l'impact de la balle, explique-t-il. Quand on étendait le corps sur une table, le visage se déformait à cause du creux. Il fallait remplir le crâne pour que le visage soit le plus normal possible. On le nettoyait, puis on mettait un peu de maquillage. Ensuite, on convoquait les parents pour l'identification. C'était des jeunes femmes très belles. Elles étaient à peine plus vieilles que ma fille.»

Jacques Duchesneau arrive dans la morgue improvisée avec son état-major «pour voir le désastre», au grand déplaisir de Dionne. «Je lui ai dit: "Crisse ton camp, t'as pas d'affaire ici!"»

Le Dr Dionne filme la scène: les corps des 14 étudiantes allongées sur des tables recouvertes d'un drap blanc et le travail des deux autres coroners.

«Je n'ai jamais eu le courage de regarder les vidéos», dit-il.

Ils sont sous scellés au bureau du coroner.

Paul Dionne travaille toute la nuit. Quand il quitte Polytechnique, les premières lueurs de l'aube colorent l'horizon. André Tessier, lui, passe trois jours sans dormir. Il travaille comme un fou. Il rentre chez lui en coup de vent, le temps de prendre une douche, changer de vêtements et manger un morceau sur le pouce. Trois jours frénétiques, épuisants. Trois jours qui ont marqué sa vie.

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L'enquête a duré un mois. Un mois pendant lequel André Tessier et une vingtaine de ses hommes ont fouillé la vie de Marc Lépine. Ils ont parlé à sa mère, sa soeur, son père, son entourage.

André Tessier a essayé de comprendre. Comment un homme peut-il accumuler autant de rage, ressentir une telle haine envers les femmes? Quand il parle de lui, il dit Marc. Pas Marc Lépine ni le tueur ou le forcené. Marc. Tout simplement.

André Tessier a découvert l'enfance malheureuse de Marc: un père violent, une mère dépassée, une soeur, Nadia, qui s'amusait à l'humilier.

«Nadia le ridiculisait, explique-t-il. Elle le traitait de tapette devant ses amis. Il était souvent seul et il avait beaucoup d'acné. Jeune, il avait creusé un trou dans la cour et pris la photo de Nadia pour l'enterrer.»

«Après son divorce, sa mère est retournée aux études, ajoute-t-il. Elle a placé ses enfants dans des familles d'accueil parce qu'elle se sentait incapable de s'en occuper. Plus tard, elle les a repris dans son petit appartement, puis elle leur a demandé de partir. Nadia avait des gros problèmes de drogue, elle est morte d'une overdose. Marc, par contre, était tranquille et il avait de bons résultats à l'école.»

Tranquille, mais profondément perturbé, marqué par un père violent et une mère absente. «Il était asocial, dit André Tessier. Et schizophrène.»

Des années plus tard, quand la mère de Marc Lépine a décidé d'écrire un livre, elle a joint André Tessier.

«On s'est rencontrés dans un restaurant, se souvient-il. La rencontre a été très longue. Elle avait tellement de questions. Elle voulait comprendre pourquoi son fils avait fait ce geste. Elle m'a dit que dans ses rêves, elle avait peur que Marc la tue.»

Comme il avait tué les 14 jeunes femmes.

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Les policiers ont reconstitué, pas à pas, l'itinéraire de Marc Lépine. Un circuit meurtrier de 20 minutes au cours duquel il a calmement abattu 14 femmes et blessé 14 autres personnes, dont des hommes.

«Il était d'un calme déconcertant, souligne André Tessier. Et il n'était pas pressé.»

Le 6 décembre 1989, à 16h, Marc Lépine est assis au bureau du registraire, un sac vert de déchets à ses pieds. À l'intérieur, sa carabine chargée à bloc.

À 17h15, il marche dans le corridor du deuxième étage. Il entre dans la salle C230. Il demande aux gars de sortir. Personne ne le prend au sérieux. Les étudiants pensent que c'est une blague de fin d'année et que l'arme est en plastique. Il tire un coup en l'air et se met à parler fort. Il fait sortir les hommes, puis il tire six balles. Il tue trois filles et en blesse trois autres.

Il sort et, toujours aussi calmement, il se rend près de la photocopieuse. Il tire de nouveau. Quatre personnes sont blessées. Il entend une porte qui se verrouille et voit une étudiante qui se cache. Il revient sur ses pas, aperçoit la fille à travers la vitre et tire. Il la tue sur le coup.

Il se dirige ensuite vers la cafétéria au rez-de-chaussée. Il tire encore. Puis il prend les escaliers de secours et grimpe au troisième. C'est là qu'il se rend dans le local de Maryse Leclair. Elle est en avant de la classe. Il tire. Elle tombe, blessée. Il se promène dans la classe. Il abat quatre étudiantes et en blesse trois autres, dont un garçon.

Il entend Maryse Leclair gémir. Il ne reste qu'une balle dans la carabine. Elle est pour lui. Il poignarde Maryse, puis il enlève son manteau, le met sur le canon de son fusil, pointe l'arme sur son front et tire.

Au total, il a déchargé 65 balles.

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La carapace d'André Tessier a commencé à se fissurer quelques jours après le drame. Il ne s'effondre pas, mais il a des «flashs». Il revoit les 14 filles dans la fleur de l'âge, par terre, ensanglantées.

Jacques Duchesneau, lui, est tourmenté par la même question: «Est-ce que j'aurais pu faire davantage? Est-ce que j'aurais pu sauver des vies?»

Quant à la carapace du Dr Dionne, elle cède quelques années plus tard. Il souffre d'un choc post-traumatique. Pendant des années, la même image le hante, une image floue, précise-t-il: le beau visage des 14 étudiantes avec un gros trou noir dans le front.