La Presse a obtenu et analysé les 44 000 pages du registre canadien des armes à feu, qui fera l'objet d'une importante décision de la Cour suprême du Canada aujourd'hui. Des fusils de tireurs d'élite aux lance-grenades en banlieue de Montréal, les informations qu'on y trouve sont éclairantes, parfois surprenantes. Et elles relancent le débat : les données qu'Ottawa se bat pour abolir visent-elles vraiment uniquement les fusils de « chasse au canard » ?

Des lance-grenades. Des centaines de Ruger Mini 14, l'arme utilisée par Marc Lépine lors de la tuerie de Polytechnique. Des fusils de tireurs d'élite capables de percer des murs de brique. L'abolition du registre des armes à feu ferait disparaître du radar de nombreuses armes à feu qu'on n'imagine pas toujours entre les mains de «chasseurs de canards».

La Presse a obtenu une version du registre fédéral des armes à feu datée d'environ janvier 2012, en vertu de la Loi sur l'accès à l'information. On y trouve pas moins de 250 000 armes semi-automatiques parmi les 1,6 million d'armes à feu menacées de disparaître de la portion québécoise du registre dès aujourd'hui si Ottawa a gain de cause devant la Cour suprême du Canada.

Le gouvernement Harper a fait adopter, en avril 2012, le projet de loi C-19, qui vise à détruire toute la portion du registre visant les armes «non restreintes». Aussi appelées «armes d'épaule», ces armes forment 95% de la base de données pour le Québec. Cette portion a été détruite pour tout le Canada, sauf la province francophone, qui conteste la décision devant les tribunaux.

Mais ces «armes d'épaule» appelées à disparaître du registre ne sont pas toutes des armes utilisées pour la «chasse au canard», comme l'a martelé Ottawa au cours des dernières années. Certaines ont marqué l'imaginaire québécois.

On y trouve, par exemple, plus de 600 Ruger Mini 14 au Québec, l'arme utilisée par Marc Lépine ici et par Anders Breivik lors du massacre de 2011 en Norvège. La CZ 858, comme celle utilisée par Richard Henry Bain au Métropolis en septembre 2012, a été inscrite environ 450 fois au Québec. Une soixantaine de personnes ont enregistré des armes de calibre 50, dont les énormes projectiles sont capables de tuer une personne à plus de deux kilomètres. On retrouve aussi une douzaine de lance-grenades, dont quatre classés dans la catégorie des armes d'épaule.

Cette réalité n'échappe pas au gouvernement fédéral. Dans une note d'information transmise récemment au ministre fédéral de la Sécurité publique que La Presse a pu consulter, des fonctionnaires l'ont avisé que les différentes catégories d'armes n'avaient pas été mises à jour depuis 1995. «Par exemple, plusieurs fusils de calibre 50 utilisés par des tireurs d'élite, et d'autres armes de type militaire ou paramilitaire sont actuellement non restreints», ont écrit ces fonctionnaires.

Des défenseurs du contrôle des armes craignent que, si la Cour suprême donne gain de cause à Ottawa, toutes ces armes disparaissent du radar et il sera impossible de les retracer. Ils craignent aussi que la situation nuise à la sécurité publique et profite au crime organisé, et même au terrorisme. Il serait maintenant possible, disent-ils, de se composer un véritable arsenal - en toute légalité et sans risque d'être détecté.

Des membres du lobby des armes à feu, en revanche, jugent que ces craintes sont exagérées. Ils font valoir que le registre n'est pas à jour, qu'il brime les droits des propriétaires d'armes, qu'il n'a jamais empêché un crime et que les membres du crime organisé, de toute manière, n'ont jamais enregistré leur arme.

Une «patente libérale»

«On ne parle pas de la chute du mur de Berlin! On parle d'un registre défunt et inexact qui ne fait rien pour renforcer la sécurité publique. C'est un puits sans fond pour l'argent des contribuables. C'est une patente libérale qu'ils ont créée pour se donner l'impression de faire quelque chose», a lancé Shaun Bevins, 

vice-président de l'Association canadienne pour les armes à feu.

M. Bevins croit que les autorités font fausse route en contrôlant les armes plutôt que les individus et en les catégorisant trop souvent selon leur apparence, plutôt qu'en fonction de leur puissance réelle.

Mais Heidi Rathjen, porte-parole du groupe Polysesouvient et membre de la Coalition pour le contrôle des armes à feu, n'en démord pas: «C'est absolument absurde, a-t-elle dénoncé. On parle d'outils meurtriers qui sont conçus pour tuer le plus de monde possible dans le moins de temps possible. Avec la circulation de plus en plus facile et libre de ces armes-là, les chances augmentent qu'ils tombent dans de mauvaises mains. C'est maintenant qu'on peut empêcher cela. Une fois qu'il y a une autre tragédie, il va être trop tard.»

- Avec la collaboration de Cédric Sam et de William Leclerc