La surconsommation est de nos jours quelque chose comme un véritable mode de vie lubrifié par des formes de crédit faciles à obtenir. Mais qui enseigne aux «agents économiques» que sont les citoyens comment éviter les pièges coûteux du crédit, sous toutes ses formes? Personne, ou presque, a constaté notre chroniqueur Patrick Lagacé dans ce premier texte de sa série sur l'argent.

J'écoutais David, jeune avocat montréalais, me raconter ses histoires de surendettement quand ça m'a frappé comme une tonne de briques: rien ni personne ne nous met en garde contre les dangers de cette arme de destruction massive de plastique. La carte de crédit.

Avant de prendre la route, il faut suivre des cours, passer des examens. Pour sa propre protection et pour celle d'autrui.

Mais pour avoir une carte de crédit, il suffit d'avoir 18 ans (16, avec l'approbation de ses parents) et de signer sur une ligne pointillée. Pas de cours, pas de mise en garde, rien.

C'est fou, quand on y pense. C'est l'équivalent financier de donner les clés de l'auto à un adolescent qui n'a jamais conduit.

David, qui n'a pas voulu que j'utilise son nom de famille, pour protéger sa dignité, est un cas classique. Il a passé une partie de sa vingtaine à étudier, dans deux universités, pour se spécialiser en droit. La seconde partie de sa vingtaine fut passée à jeter les bases de sa carrière d'avocat.

Et à consommer...

Sorties dans les bars et dans les restos, achat de vêtements à la mode, voyages dans le Sud: David, célibataire urbain, ne se privait de rien. «Je voulais en profiter.» De toute façon, ladite carrière allait bien, son T4 montait en flèche. Ses soldes de cartes de crédit aussi.

Je faisais beaucoup d'argent, mais je vivais au-dessus de mes moyens. J'achetais beaucoup trop de choses...

Quel genre de choses, David?

Le pire, c'est que je ne m'en souviens même pas!

La panique a fait débarquer David à la succursale de sa banque. Il avait pour 25 000$ de dette de cartes de crédit, dont il n'acquittait que le minimum mensuel. Il voulait consolider ses dettes pour une somme équivalente, question de payer beaucoup moins d'intérêts que les taux affichés sur ses Visa et MasterCard.

La banque lui a consenti un prêt de 20 000$. Chaque mois, il paie donc 625$, 8% d'intérêt: le rappel mensuel de ses cicatrices de consommateur. L'épisode a changé sa vie. Aujourd'hui, il gère son fric avec une discipline de triathlète.

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Pour cette série sur l'argent qui commence aujourd'hui dans La Presse, j'ai reçu autour de 250 réponses à un appel à tous lancé sur mon blogue. Plusieurs portaient, de près ou de loin, sur les dangers de l'endettement, par carte ou marge de crédit.

Ce qui en ressort?

Très peu de gens ont été sensibilisés aux finances personnelles en général et aux rouages du crédit en particulier. Ceux qui auraient dû savoir n'ont su qu'une fois aspirés par la spirale du crédit.

Ian Bergeron, 28 ans, incarne à merveille l'ignorance généralisée que je perçois dans la gestion de nos sous (je m'inclus dans le lot). Ian s'est endetté la première fois à 16 ans: 2000$ pour s'acheter une petite auto. Aujourd'hui, ses dettes s'élèvent à 20 000$. Ian me décrit les deux emplois qu'il occupe pour couper, depuis trois ans, la chaîne de son boulet.

Job dans une usine de banlieue la semaine, job dans un hôtel de Montréal les week-ends. «Mal m'en prit, j'ai changé de taux d'imposition!», dit-il, exaspéré: il a franchi le cap des 41 544$, passant d'un taux d'imposition fédéral de 15% à 22%. Facture du fisc: 2900$!

«Ben oui, j'aurais dû prendre des REER, pour abaisser mon taux d'imposition et économiser de l'impôt. Mais je ne savais pas.»

À ceux qui seraient tentés de blâmer l'école québécoise qui, en 2009, a largué les cours d'économie, Ian risque de briser vos illusions. Les adolescents québécois d'avant 2009 n'étaient pas exactement des Warren Buffett en puissance: «Quand nos cours d'économie du secondaire nous font faire du scrapbooking pour nous initier au budget personnel, dit Ian Bergeron, c'est facile de ne pas prendre l'argent au sérieux.»

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En 2005, les professeurs Marie J. Lachance, Pierre Beaudoin et Jean Robitaille, de l'Université Laval, ont publié Les jeunes adultes québécois et le crédit, qui demeure l'étude de référence dans le domaine. Observation des chercheurs: «Il est pertinent de se demander si les jeunes Québécois [...] sont suffisamment outillés pour exercer, maintenant et plus tard, leur rôle d'agent économique.»

Après avoir écouté des dizaines de Québécois, jeunes et moins jeunes, me parler de leur relation avec le fric, j'ai cette certitude: collectivement, nous ne savons pas comment éviter les pièges du fric, réel et virtuel.

Or, traitez-moi de marxiste si vous voulez, mais dans cette société où «notre économie si productive exige que la consommation soit un mode de vie» (1), peut-être que cette société devrait s'assurer que ses «agents économiques» savent éviter des erreurs qu'ils vont payer -littéralement- longtemps.

Comment?

Je l'ignore.

Est-ce le job de l'école? Peut-être. Celui des parents? C'est le cas pour 37,8% des jeunes, selon l'étude de l'Université Laval, jalonnée par cette remarque sensée: «Les adultes ne semblent pas non plus très compétents en matière de finances personnelles.»

Il y a des ressources, mais il faut vraiment sortir de son chemin pour les trouver. Levez la main, ceux qui ont déjà entendu parler de l'Agence de consommation en matière financière? Ça existe. Il y a des organismes indépendants, aussi. Un exemple: l'Académie du Trésor, à Sherbrooke, qui enseigne les bases de la finance personnelle. Mais bon, ceux qui s'y inscrivent ont au moins le début d'une préoccupation pour la question.

Les adultes de demain sont ignorants des rouages du crédit. J'en veux pour preuve l'école secondaire Évangéline, dans le nord de Montréal, où les élèves de la classe de français d'Hélène Bellemare ont eu la générosité de m'accueillir pour jaser de fric.

L'an prochain, ces jeunes vont se faire offrir le passeport nécessaire à tout «agent économique», j'ai nommé la carte de crédit. Savent-ils comment ça marche? J'ai soumis le cas suivant à mes amis Abdel, Farida, Aysha, Khalid et aux autres: vous achetez une Wii à 400$ avec votre carte de crédit. Vous ne payez que le minimum (10$ ou 3%) mensuel. Le taux d'intérêt est de 18%.

Questions: cette Wii, vous allez la payer pendant combien de temps et à combien s'élèveront les intérêts?

Je n'ai donné aucun autre indice. Réponse plus loin.

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Anne-Marie travaille pour une grande banque québécoise. Elle répond au téléphone quand vous signalez le numéro qui figure au dos de la carte de crédit émise par cette banque. Anne-Marie est un pseudonyme, bien entendu: le prix à payer pour que je puisse la laisser parler candidement. Maintenant qu'elle travaille dans l'industrie du crédit, Anne-Marie trouve «dommage» que le public ait «si facilement accès à quelque chose dont le fonctionnement est méconnu».

«Combien de fois ai-je essayé d'expliquer le calcul des intérêts aux clients? Souvent. Combien de clients ont vraiment compris? Peu, je dirais. Juste le calcul des intérêts, c'est très complexe.»

En succursale, là où des employés offrent aux clients la chance de se procurer une (autre) carte de crédit, il y a deux problèmes, signale Anne-Marie. «Le premier, c'est qu'ils ont des quotas de vente. Le deuxième, c'est qu'ils sont eux-mêmes peu informés sur le fonctionnement de ces cartes. On ne compte plus le nombre d'appels d'employés en succursale qui veulent des explications.»

Vous avez bien lu: des employés de banque qui vous vantent les mérites de telle ou telle carte composent eux-mêmes le numéro de téléphone figurant au dos de ces cartes pour qu'on en leur explique le fonctionnement...

Autre taloche aux banques, celle-là de Gabrielle, jeune diplômée. Quand elle étudiait aux HEC, Gabrielle a vu une affiche pour un atelier de gestion de budget, parrainé par une grande institution financière. Gabrielle s'est dit que c'était une excellente idée. Elle s'est inscrite.

Compte rendu de Gabrielle: «Pendant deux minutes, on nous invite à faire du bénévolat pour ladite institution. Les 58 minutes restantes: ils nous parlent de leur merveilleuse marge de crédit pour étudiants!»

Gabrielle n'a rien appris sur le budget, ce jour-là. Un autre atelier semblable, donné par une autre banque, participait du même stratagème.

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Retour dans la classe de Mme Bellemare, à l'école Évangéline, la réponse au test de la Wii payée par carte de crédit, que j'ai évoquée plus haut.

Sur 22 réponses, aucune n'était dans le mille pour la durée (59 mois) et le total payé en intérêts (198$), si l'«agent économique» fictif s'avisait de ne payer que le minimum requis sur sa carte de crédit à 18%.

Seules Nathica et Farida ont frôlé les bonnes réponses: paiements pendant 50 mois et 200$ d'intérêts, ont-elles écrit. Leurs camarades, pour la plupart, ont grandement sous-estimé la durée du paiement et la lourdeur des intérêts.

Lors de la discussion qui a suivi, les élèves ont été très clairs: «Les notions de crédit, on n'a jamais vu ça à l'école.» J'ai demandé qui, parmi eux, en avait déjà parlé avec ses parents. Six mains se sont levées. Sur 25.

Comment allez-vous apprendre le crédit?

Camille: «Il faut le vivre pour le comprendre.»

Observation de l'étude des profs de l'Université Laval sur les jeunes et le crédit: 25,4% d'entre eux apprennent seuls «de [leurs] efforts, de [leurs] erreurs». Le quart! La formule «essais et erreurs» décrite par Camille, quoi...

Citation de Myriam Chagnon, d'Option consommateurs, pour qui les jeunes sont «les plus riches et les plus dépensiers de l'histoire», qui ont grandi dans un environnement où le crédit a remplacé l'épargne. «La voie menant à l'endettement semble toute tracée.»

En écrivant les mots de Camille dans mon calepin, j'ai pensé aux mots amers de Jean-Philippe Guy, néo-trentenaire, 30 000$ de dettes. Par courriel, il se plaignait de n'avoir jamais «appris» l'argent: «Des fois, on fait des erreurs, longtemps; et on en paie le prix, longtemps.»

Avant de quitter la classe de Mme Bellemare comme on quitte une bergerie sur le point d'être investie par les loups, j'ai noté un dernier truc dans mon calepin. Un échange entre deux élèves.

Selma: «Si on ne comprend pas le crédit, c'est peut-être fait pour ne pas qu'on comprenne.»

Bouchra: «Si on savait, ça n'arrangerait pas nos amis les banquiers...»

C'est drôle, ça m'a rappelé L'archipel de Sanzunron, où ce bon vieux Achille Talon entreprend d'éduquer les vacanciers d'une île tyrannisée par des usuriers. L'un d'eux se fâche et dit à Talon: «Ce qui me déplaît, c'est que tu développes le sens de l'initiative des gens et qu'en plus, tu leur évites des erreurs. Si on n'y prend pas garde, ils vont finir par ne plus être dans le besoin...»

Pardon, j'ai dit que c'était drôle. Pas du tout, en fait.

(1)Paroles célèbres de l'économiste américain Victor Lebow, en 1955, sur l'importance de la consommation. J'y reviendrai plus tard dans cette série.

À lire lundi, la suite de notre série: Esclaves de nos désirs