Le procès de trois codétenus pour un meurtre survenu à la prison de Bordeaux en juin 2016 révèle la place prépondérante qu'y occuperait un « comité » de détenus dans l'aile où est survenu le drame ainsi que la présence d'un important marché noir pour le tabac.

Dans les coulisses de Bordeaux

Un « comité » de détenus autorisé à faire ses « propres règlements », des cigarettes vendues à prix d'or et une gardienne qui avoue être incapable d'entendre un détenu « hurler » dans certaines cellules. Le procès pour le meurtre d'un détenu à la prison de Bordeaux en juin 2016 lève le voile sur les coulisses d'une prison surpeuplée où prospère la contrebande de tabac, malgré les mesures de sécurité.

UN COMITÉ QUI FAIT SES RÈGLEMENTS

Le rôle du « comité » de détenus de l'aile D6 de l'Établissement de détention de Montréal, mieux connu sous le nom de prison de Bordeaux, est au coeur du procès pour meurtre au premier degré de Tarik Biji, Garmy Guerrier et Jason Côté. Selon la théorie de la poursuite, Tarik Biji, le « représentant » du comité de détenus a « convoqué » dans sa cellule Michel Barrette, le 21 juin 2016, avant de le battre à mort pendant 22 minutes avec ses complices. « Le comité, c'est un groupe de personnes, dont les représentants mettent leurs propres règlements pour avoir un certain équilibre dans le secteur de vie », a expliqué l'agente de la prison de Bordeaux Whitney Nelson pendant le procès. Les gardiens de prison ne savent « jamais » les noms des membres du comité, à l'exception de leur représentant, et ignorent comment sont prises leurs décisions, a-t-elle ajouté.

TOUJOURS UNE PART

Le comité « prend toujours une cote » sur le tabac et la drogue des nouveaux détenus du secteur, a expliqué hier le témoin Jean-François Émard (qui n'est pas le membre des Rock Machine) qui était le compagnon de cellule de la victime Michel Barrette. « Si on fait de l'alcool fait maison, et que tu fais trois bouteilles, tu en donnes une au comité », illustre-t-il. Ainsi, dès qu'un nouveau arrive dans un secteur, les membres du comité lui demandent s'il a « quelque chose à échanger » et lui disent les « règlements ». Au secteur D6, « 5-6 » personnes faisaient partie du comité, contre 20 personnes dans l'aile C de Bordeaux qui comptait 180 détenus, a affirmé le témoin Jean-François Émard. Seuls les membres du comité peuvent « faire des demandes aux gardiens », selon un ex-détenu qui a témoigné au procès.

POSTE DE SURVEILLANCE

Le poste de surveillance des agents correctionnels, situé devant l'unique porte d'entrée de l'aile D6, ne comptait qu'un seul téléphone et un petit écran ce soir-là. Cet écran diffusait les images de quatre caméras de surveillance placées dans le secteur. Depuis cette « guérite », les agents peuvent voir la salle commune, mais leur vue est obstruée par deux vitres. De plus, ils ne peuvent entendre précisément les conversations dans la salle commune, puisque la télévision des détenus joue « fort » presque en tout temps. Ainsi, la cellule 203, où Michel Barrette aurait été battu à mort, est si éloignée du poste que les agents ne seraient pas en mesure d'entendre quelqu'un crier ou hurler, a confirmé l'agente Nelson, qui travaillait à la « guérite » le soir du meurtre.

DEUX RONDES

Les agents correctionnels ont fait deux rondes ce soir-là. Ces rondes faites à trois gardiens, dont un restait en retrait, ont duré de « deux à trois minutes », a témoigné l'agente Nelson. Les rondes durent environ deux minutes à Bordeaux, a indiqué un ex-détenu. Michel Barrette est resté dans sa cellule en « état de détresse » de 18 h 45 à 21 h 05, avant de mourir quelques minutes plus tard, avance la poursuite. Selon une directive carcérale, les rondes permettent aux gardiens de s'assurer que les détenus sont en vie et en santé, a confirmé l'agente Nelson.

UNE PAIRE DE SOULIERS POUR UNE CIGARETTE

Les trois accusés auraient battu à mort dans la cellule de Tarik Biji leur codétenu Michel Barrette pour quelques « malheureux » grammes de tabac, selon la Couronne. Depuis l'interdiction de fumer en détention, le tabac est « une ressource rare en prison », a témoigné un ex-détenu, dont l'identité est protégée par la cour. Une simple cigarette se troque contre une « paire de souliers » ou du « real money, 10 $, 20 $, 30 $, 50 $ », explique-t-il. Une cigarette s'échange pour 20 $, indique l'ex-détenu Jean-François Émard. « Un gros paquet de tabac, c'est 800 $, ajoute-t-il. C'est trop cher ! »

PRÊTS À TOUT POUR FUMER

Les agents correctionnels sentent du tabac tous les jours « pendant les rondes » à Bordeaux, a révélé l'agente des services correctionnels Whitney Nelson, la semaine dernière. La juge Hélène Di Salvo a levé partiellement une ordonnance de non-publication sur son témoignage mardi. Les détenus font entrer du tabac en prison en l'insérant dans leur anus ou en le recevant par drone, a-t-elle expliqué. « Grille-pain, mèches, batteries » : les détenus « patentent des choses » pour allumer des cigarettes à l'insu des gardes, a-t-elle ajouté. L'ex-détenu Jean-François Émard résume le modus operandi : « Avec deux batteries, on prend une lame de rasoir. Ça fait une étincelle et on allume ». Et ils ne fument pas que du tabac, a expliqué un autre ex-détenu au jury. « Les gens fument ce qu'ils peuvent fumer : de la pelure de pomme, des oranges, du papier. »

SURPOPULATION

Une cinquantaine de détenus se trouvaient dans le secteur D6 de la prison de Bordeaux, le 21 juin 2016, ce qui excédait sa capacité. La surpopulation est un phénomène « quand même relativement constant », selon l'agente d'expérience Nelson. Des « cellules fictives » étaient attribuées aux détenus excédentaires, explique-t-elle. Ainsi, les détenus s'entassent souvent à deux dans des cellules exiguës prévues pour une personne. « Je dormais par terre en-dessous du lavabo. C'est mini », a raconté au jury l'ex-détenu Jean-François Émard, qui partageait sa cellule avec la victime. Toutefois, le coaccusé Tarik Biji demeurait dans l'un des trois « condos » de l'unité - c'est-à-dire les cellules les plus spacieuses -, a dit l'agente Nelson.

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Photo fournie par la cour

Michel Barrette est mort dans une cellule de la prison de Bordeaux, le 21 juin 2016.

Photo Sarah Mongeau-Birkett, Archives La Presse

Les agents correctionnels sentent du tabac tous les jours « pendant les rondes » à Bordeaux, a révélé l'agente des services correctionnels Whitney Nelson, la semaine dernière.

« Michel, donne-leur le tabac ! Ils vont continuer à te massacrer ! »

« Michel, donne-leur le tabac ! Ils vont continuer à te massacrer ! », lance Jean-François Émard à son compagnon de cellule Michel Barrette, qui se fait alors rouer de coups par des codétenus pour « trois cigarettes ». « Il était en train de se faire battre par les messieurs ici », a assuré le témoin hier, en montrant du doigt les trois accusés au jury.

Mais malmené en contre-interrogatoire, ce témoin-clé de la poursuite a finalement apporté des nuances majeures à son récit des événements du 21 juin 2016, hier, au procès pour meurtre prémédité de Tarik Biji, Garmy Guerrier et Jason Côté, au grand plaisir de ces derniers, parfois tout sourire dans le box des accusés.

Jean-François Émard partage depuis deux jours la « mini » cellule de Michel Barrette dans l'aile D6 de la prison de Bordeaux. Dès son arrivée, son compagnon lui dit qu'il détient un peu de tabac enroulé dans du papier cellophane et « inséré dans son derrière ». Même si Barrette fume avec d'autres détenus dans leur cellule, Jean-François Émard assure ne pas avoir fumé avec son compagnon. Mais en contre-interrogatoire avec Me Gary Martin, l'avocat de Tarik Biji, le témoin admet avoir « fumé deux-trois puffs ».

Le soir fatidique, il entend des « cris étouffés » venant d'une autre cellule.

Puis, on l'« oblige » à venir dans la cellule de Tarik Biji, située quelques mètres plus loin. « Regarde ce qu'on est en train de faire à Michel Barrette », lui dit le membre du comité de détenus. 

« Il y avait quatre-cinq-six personnes, plus les trois accusés et Michel Barrette par terre, un peu ensanglanté, en train de se faire passer à tabac », raconte Jean-François Émard, un ex-détenu qui a une formation universitaire.

« Donne-nous le tabac ! », lance l'un des trois assaillants, selon le témoin. « Non, je ne vous donnerai pas le tabac », gémit Michel Barrette, au sol. Il a peine à respirer et ses côtes sont bleutées. Tarik Biji frappe de « toutes ses forces » la victime « à coups de pied sur les côtes ». « Ça résonne », précise-t-il. Pendant cette période d'« un peu moins de 10 minutes », il voit également les deux autres accusés tabasser Michel Barrette. Finalement, l'homme de 46 ans leur donne son tabac, caché dans une poche de son jean. Puis, les assaillants le forcent à boire un liquide dans la cuvette pour lui soutirer du tabac qui pourrait être caché dans son rectum.

« J'AVAIS PEUR DES REPRÉSAILLES »

Cette version se fissure toutefois pendant le contre-interrogatoire serré de Me Martin. Confronté à une déclaration antérieure, Jean-François Émard concède finalement n'avoir jamais vu Tarik Biji frapper Michel Barrette dans la cellule. « Tarik donnait les ordres, il n'était pas en train de le frapper », nuance-t-il. De plus, il semble ébranlé en se voyant sur une vidéo de surveillance sortir de la cellule de Biji à peine deux minutes après y être entré.

En interrogatoire avec les policiers la nuit du drame, Jean-François Émard a reconnu deux assaillants sur les photos fournies par les enquêteurs. Or, l'un d'eux s'est révélé être l'ex-détenu venu témoigner pour la Couronne la semaine dernière, et dont l'identité est protégée par une ordonnance de la cour. Ce témoin a raconté au jury avoir vu le coaccusé Garmy Guerrier frapper Barrette au ventre, alors qu'il était immobilisé par une clé de cou de Tarik Biji. « Je me suis trompé, c'est pas lui », a rétorqué hier Jean-François Émard.

Vingt-trois minutes après son entrée dans la cellule de Tarik Biji, Michel Barrette est reconduit dans la sienne vers 18 h 45 par ce même Biji, peut-on voir sur les vidéos de surveillance. C'est seulement à 21 h 05 que Jean-François Émard et Tarik Biji le conduisent à la sortie du secteur. Il serait mort quelques minutes plus tard d'une hémorragie interne, selon la poursuite. Pendant cette période de deux heures, le témoin assure avoir pris soin de son compagnon en lui épongeant le visage. « Il avait de la misère à respirer, il ne parlait pas, il était en train d'agoniser. »

Cependant, il n'appuie pas sur le « bouton panique » de sa cellule et ne prévient pas les gardiens. « J'avais peur des représailles de la part du comité », martèle-t-il. « J'avais peur de me faire taper dessus », ajoute-t-il. Il l'assure en interrogatoire principal : il n'a « absolument pas » frappé Michel Barrette ce soir-là.

Son contre-interrogatoire se poursuit ce matin.