Le juge James Brunton, de la Cour supérieure, vient de lancer un sévère avertissement à la communauté juridique: l'arrêt Jordan, par lequel la Cour suprême a imposé des limites strictes aux délais raisonnables, n'est pas une carte de sortie de prison automatique, et ce, même si ces limites sont largement dépassées.

Dans une série de trois décisions en lien avec le scandale de fraude et de corruption à la Ville de Laval, le magistrat a jeté les bases d'un argumentaire qui risque fort d'être repris par le ministère public lorsque des accusés tenteront de se soustraire à la justice en invoquant des délais déraisonnables.

Ainsi, seulement deux accusés parmi les 13 qui ont invoqué la décision du plus haut tribunal ont obtenu un arrêt des procédures, même si le procès des 11 autres ira bien au-delà de la limite de 30 mois prévue par l'arrêt Jordan.

Le juge Brunton note, après tous les calculs requis, que les deux procès qui sont prévus à la suite de la chute de l'administration de l'ex-maire Gilles Vaillancourt viendront à terme après 51 et 52 mois.

Par contre, le magistrat souligne que l'arrêt Jordan permet d'outrepasser le délai dans «les affaires particulièrement complexes» et note, à cet effet, que le dossier repose sur ce que la Couronne présente comme une «preuve monstrueuse» décrivant une criminalité qui s'est étendue sur 14 ans.

Mais surtout, la décision du juge Brunton invoque le concept de la «mesure transitoire exceptionnelle», une provision contenue aux paragraphes 96 et 97 de l'arrêt Jordan qui souligne que «les juges qui oeuvrent dans les juridictions où sévissent des longs délais institutionnels tenaces et connus doivent tenir compte de cette réalité, puisque les problèmes de délais systémiques limitent ce que peuvent faire les avocats du ministère public».

Le juge Brunton conclut donc «qu'un délai de 51 ou 52 mois, dans le contexte de la criminalité alléguée et du nombre d'accusés, est viable en vertu des mesures transitoires décrites au paragraphe 97 de l'arrêt Jordan».

Il souligne que la cause se déroule «malheureusement» dans une telle juridiction - celle de la division de Montréal de la Cour supérieure - et que «ces délais n'étaient pas dus aux agissements des parties, mais uniquement aux considérations systémiques» et que la Couronne «était l'otage de cette situation». Il souligne d'ailleurs au passage que la Couronne «a toujours démontré qu'elle avait un plan adéquat pour gérer le dossier et le faire avancer le plus rapidement possible».

Malgré tout, le tribunal donne raison à deux des accusés, soit les avocats Jean Bertrand, collecteur de fonds pour le parti PRO des Lavallois, à qui l'on reprochait d'avoir déposé des gains illicites dans la caisse du parti, et Me Robert Talbot, avocat de la famille Vaillancourt, qui aurait pris possession de gains illicites de 400 000 $.

Le juge Brunton estime que ces deux hommes, visés d'abord par des allégations d'avoir «recelé et blanchi les profits de la fraude/collusion», n'auraient pas dû être accusés conjointement avec les autres suspects parce que la preuve requise pour les juger était beaucoup moins complexe et aurait nécessité un procès «beaucoup moins long».

La décision de les accuser conjointement avec les autres suspects, selon lui, n'a donc «pas protégé leur droit d'avoir un procès dans un délai raisonnable».

L'ensemble des 37 accusés dans ce dossier avaient été appréhendés en 2013.

Gilles Vaillancourt a plaidé coupable à trois chefs d'accusation de fraude, complot pour fraude et d'abus de confiance en décembre dernier et a accepté de rembourser quelque 8,5 millions à la Ville. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement d'un peu moins de six ans. L'ex-maire a également renoncé à sa pension de la Ville de Laval, soit 30 000 $ annuellement, et transféré à la Ville la propriété de sa résidence, évaluée à 1 million.

Trois autres suspects sont décédés.

Plus tôt cette semaine, le juge Brunton avait accepté de scinder le dossier en deux procès distincts, soit un pour les 16 politiciens, fonctionnaires et ingénieurs impliqués dans le scandale, et un autre pour les 17 entrepreneurs visés.

Le premier procès a été fixé au 5 septembre prochain alors que le second doit s'ouvrir le 8 octobre.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Robert Talbot