C'était une attaque sans précédent. Le 4 décembre 2014, un pilote d'avion enragé coupait deux lignes d'alimentation électrique en provenance de la Baie-James. Hydro-Québec a révélé hier comment nous sommes passés proche ce jour-là du pire scénario, une «panne totale» qui aurait transformé le Québec en trou noir. Et comment les dommages épongés par la clientèle ont atteint 29 millions. Récit d'une journée haletante.

ATTAQUE AÉRIENNE

La crise « extrêmement sévère » provoquée par ce sabotage et la mobilisation générale du personnel de la société d'État ont été racontées par Pierre Paquet, ancien directeur du contrôle des mouvements d'énergie chez Hydro-Québec. Ce dernier avait été délégué par Hydro pour témoigner aux observations sur la peine de Normand Dubé, surnommé le « pilote des stars » parce qu'il avait l'habitude de transporter des vedettes.

M. Dubé a été reconnu coupable de méfait le mois dernier. En conflit avec Hydro-Québec pour une banale histoire de servitude sur son terrain, il se serait vengé en lançant une attaque aérienne contre les lignes à haute tension. Une ordonnance de non-publication prononcée en vertu de la sécurité nationale interdit de rapporter la technique qu'il a utilisée pour provoquer un court-circuit.

LA « COLONNE VERTÉBRALE » TOUCHÉE

Selon la preuve, Normand Dubé a survolé en avion des lignes électriques à Mirabel, Wentworth et Brownsburg-Chatham ce jour-là. À 15 h 05, un court-circuit s'est déclaré sur deux lignes de 735 000 volts qui acheminent le courant des barrages du Nord vers le Sud. « Deux lignes qui sont notre colonne vertébrale », a expliqué M. Paquet.

Le Québec ne compte que neuf de ces lignes cruciales à haute tension pour alimenter une immense partie de la population. Les systèmes automatisés d'Hydro-Québec ont redirigé une partie du transit vers les lignes indemnes, qui se sont retrouvées utilisées à surcapacité, même si 120 000 clients avaient été délestés automatiquement pour éviter une surcharge. Tout le réseau de distribution menaçait de craquer.

SITUATION CRITIQUE

« L'évènement était d'une telle envergure que malgré le délestage, le transport sur les lignes adjacentes était encore trop élevé et nous mettait à risque d'une panne provinciale », a expliqué M. Paquet. La situation était critique. Son équipe a alors coupé manuellement l'approvisionnement à des dizaines de milliers d'autres clients, afin de stabiliser la demande.

C'étaient maintenant 187 000 clients qui n'avaient plus d'électricité, dont certaines institutions prioritaires comme le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et le centre de répartition de la police de Laval. Une rotation a été entamée afin que les mêmes clients ne demeurent pas en panne pendant toute la durée de la crise. On coupait le courant alternativement dans différents secteurs parce qu'il n'y avait pas d'électricité pour tout le monde à la fois.

APPEL AUX INDUSTRIES LOURDES

L'heure avançait et la pointe quotidienne de demande accrue en électricité du soir approchait dangereusement. Les équipes d'Hydro ont tenté de remettre sous tension les deux lignes touchées, sans succès. La centrale au diesel de Bécancour, réservée aux situations exceptionnelles car très coûteuse à faire fonctionner, a été mise en marche.

La société d'État a aussi fait appel à certaines industries lourdes avec lesquelles elle a une entente spéciale, pour réduire la demande d'électricité. Des clients comme les aciéries d'ArcelorMittal à Contrecoeur, les sociétés papetières Kruger à Sherbrooke et White Birch à Rivière-du-Loup ainsi que plusieurs usines pétrochimiques sur l'ensemble du territoire ont accepté de ralentir ou de suspendre temporairement leur consommation dans l'intérêt collectif.

UNE AIDE DE L'EXTÉRIEUR

Les réseaux électriques de New York, de la Nouvelle-Angleterre, de l'Ontario et de la Nouvelle-Écosse sont aussi venus à la rescousse. Hydro-Québec a d'abord cessé toutes les exportations vers ses clients étrangers. Ses partenaires nord-américains ont trouvé d'autres sources d'approvisionnement et ont même accepté de fournir un apport en électricité d'urgence au Québec pour quelques heures, avant de lui vendre de l'électricité au prix du marché pour la suite.

Hydro, dont certaines lignes étaient surchargées, a même réussi à faire transiter du courant disponible dans l'est du Québec à travers le Nouveau-Brunswick et le nord des États-Unis afin de le réinjecter dans le réseau québécois par le sud.

COMME DU TERRORISME

La situation a été maîtrisée après un peu plus de 24 heures. Mais Hydro vivait avec la crainte d'une nouvelle panne. Une armée de gardiens de sécurité privés a été déployée dans ses installations, jusqu'à Nemiscau, à 1000 km au nord de Montréal. Des patrouilles en hélicoptère ont été instaurées le long des lignes.

Au total, en comptant les crédits aux clients, les exportations perdues, les compensations aux partenaires nord-américains et les frais de surveillance, Hydro a perdu environ 29 millions. Des pertes absorbées par la clientèle à travers une hausse de tarifs subséquente. Normand Dubé a été arrêté et reconnu coupable. Il nie sa culpabilité à ce jour. La Couronne, pour qui son geste s'apparente à du terrorisme, réclame 10 ans de prison. La cause sera de retour en cour le 31 octobre.

Photo Ivanoh Demers, archives La Presse

Le pilote Normand Dubé a été reconnu coupable de méfait le mois dernier.