Confrontée à un barrage de questions sur l'arrestation d'un journaliste de Radio-Canada, la police de Gatineau a insisté pour dire qu'elle n'avait fait que son travail en écoutant le témoignage d'une victime présumée, évoquant à mots couverts le mouvement  #moiaussi.

«Je suis très sensible au fait que les journalistes doivent faire leur travail (...), mais à un certain point les policiers doivent prendre la plainte de la victime et traiter la victime équitablement», a déclaré en anglais Mario Harel, directeur du Service de police de la Ville de Gatineau, vendredi après-midi.

Le journaliste Antoine Trépanier, de Radio-Canada, a été arrêté par la police de Gatineau, mardi soir, après qu'une personne faisant l'objet d'une enquête journalistique eut porté plainte pour harcèlement criminel. La plaignante, Yvonne Dubé, est directrice générale des Grands frères et Grandes soeurs de l'Outaouais.

Le dossier est maintenant entre les mains du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui décidera s'il portera des accusations.

M. Harel a martelé que la police avait «rempli ses obligations légales» en informant le journaliste qu'une plainte avait été déposée contre lui et en lui donnant la possibilité de donner sa version des faits.

Selon l'enquête de Radio-Canada, Yvonne Dubé s'est fait reprocher par la Cour supérieure de l'Ontario de s'être «faussement présentée comme avocate» et d'avoir «pratiqué le droit sans autorisation de septembre 2011 à mars 2012».

Interrogé à savoir si la police avait tenu en compte de ces informations, M. Harel a fait référence sans le nommer au mouvement  Moiaussi.

«Dans le contexte qu'on travaille les policiers, depuis un certain temps, avec tous les mouvements au niveau des femmes qui portent plainte, nous on a pas à juger du passé d'une femme», a-t-il soutenu.

«Le policier n'est pas le juge, n'est pas le jury. Le policier ne porte pas d'accusation. Le policier récupère les éléments d'un dossier et le soumet à la Couronne», a-t-il ajouté.

M. Harel, qui s'est refusé à tout commentaire sur ce dossier en particulier, a laissé entendre que la police pourrait avoir choisi d'intervenir sans vérifier les preuves de harcèlement.

«L'officier responsable au moment de la prise de plainte doit évaluer s'il a des raisons de croire qu'il y a une infraction qui est commise et s'il doit agir sur-le-champ pour (faire) cesser l'infraction, empêcher la continuité de l'infraction et protéger la victime», a-t-il expliqué.

«Par la suite, après être intervenu auprès de la personne suspecte, il peut rester des démarches d'enquête à faire.»

Radio-Canada défend son journaliste

La direction de l'information de Radio-Canada Ottawa/Gatineau dit soutenir entièrement son journaliste et affirme que celui-ci a agi avec courtoisie et dans le respect de ses normes et pratiques journalistiques.

Selon la SRC, Antoine Trépanier a communiqué avec Mme Dubé une première fois le lundi 12 mars pour lui offrir un droit de réplique avant publication de son enquête. Celle-ci aurait répondu aux questions du journaliste au téléphone durant une vingtaine de minutes et aurait alors accepté de lui donner une entrevue devant la caméra.

Radio-Canada précise qu'Yvonne Dubé ne s'est pas présentée pour l'entrevue, laissant savoir qu'elle refusait désormais d'y participer.

Toujours selon le compte-rendu de la SRC, Antoine Trépanier a offert le lendemain, 13 mars, par courriel une nouvelle occasion à Mme Dubé de répondre à ses questions devant la caméra.

C'est à la suite de ce courriel que Mme Dubé a porté plainte au Service de police de la Ville de Gatineau (SPVG) pour harcèlement criminel.

Antoine Trépanier a reçu un appel des policiers chez lui, en soirée le 13 mars, pour l'aviser qu'il était en état d'arrestation. M. Trépanier s'est alors rendu au poste de police de Gatineau en compagnie de sa réalisatrice et du chef de l'information de Radio-Canada Ottawa/Gatineau, Martin Gauthier.

Il a signé une promesse de comparaître le 20 juin prochain et a été libéré sous certaines conditions, dont celle lui interdisant de communiquer avec Mme Dubé.

«Nous trouvons que son arrestation était sans fondement, qu'il ne faisait que son travail et que celui-ci respectait à 100 pour cent les normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada», a affirmé le directeur des Services français de Radio-Canada à Ottawa-Gatineau, Yvan Cloutier, dans une déclaration de la société d'État sur son site web.

Radio-Canada a indiqué qu'Antoine Trépanier «continuera d'être affecté à titre de journaliste à Radio-Canada Ottawa-Gatineau pendant la suite des procédures».

FPJQ: «Dangereux précédent»

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a vivement réagi à la décision du corps policier.

Son président, Stéphane Giroux, a dit trouver «extrêmement inquiétant» que l'arrestation d'Antoine Trépanier soit survenue sur la seule foi de la plainte de Mme Dubé, sans que la moindre enquête ait eu lieu.

«Je trouve ça étrange que la police de Gatineau n'ait pas remarqué qu'il y avait des petits drapeaux rouges dans cette histoire», a-t-il déclaré en entrevue avec La Presse canadienne.

Bien que le journaliste n'ait toujours pas été accusé de quoi que ce soit, le fait de lui avoir imposé comme condition pour sa remise en liberté de ne pas communiquer avec la plaignante représente, selon lui, une entrave directe au travail journalistique.

«Parce que la police a accepté de recevoir une plainte sans faire d'enquête, elle (Yvonne Dubé) a réussi à réduire au silence un journaliste qui faisait son travail», a déploré M. Giroux.

Il rappelle que le travail journalistique implique «qu'on doive continuellement téléphoner, questionner, demander l'opinion des gens concernés par une nouvelle» et que les gens pourraient être tentés de s'adresser eux aussi aux policiers pour interrompre une démarche journalistique et, donc, que ce dossier pourrait, selon lui, «créer un précédent extrêmement dangereux».

PATRICK WOODBURY, Le Droit

La plaignante, Yvonne Dubé, est directrice générale des Grands frères et Grandes soeurs de l'Outaouais.