Trahi par les indiscrétions de sa femme, un homme proche de la mafia montréalaise a été accusé de recel cette semaine parce qu'il exposait chez lui trois toiles volées de Jean Paul Riopelle. Un pas de plus dans la longue quête d'une petite équipe de la Sûreté du Québec qui s'est donné pour mission de récupérer les 21 oeuvres du grand maître québécois tombées aux mains de criminels et qui sont toujours portées disparues.

Carlo Farruggia est un homme discret. Copropriétaire d'entreprises qui possèdent plus d'une centaine de guichets automatiques, principalement à Saint-Léonard, l'homme d'affaires de 50 ans est peu visible dans la sphère publique.

Considéré par la police comme un homme proche du mafieux Antonio Pietrantonio, il a fait des affaires avec quelques membres connus du clan sicilien au fil des ans, mais conservait jusqu'ici un casier judiciaire vierge. En 1994, il avait été intercepté alors qu'il se rendait chez le Hells Angel Rick Vallée en possession de 122 000 $ en argent liquide. Farruggia a été blanchi de toute accusation dans cette affaire, mais lorsque Rick Vallée a été jugé pour meurtre aux États-Unis, en 2008, le procureur de la poursuite a évoqué un lien entre cet argent et le trafic de cocaïne.

Vallée a été condamné pour le meurtre d'un homme qui devait témoigner en justice contre les Hells dans une affaire de drogue, en 1993. Pendant l'enquête, la police avait saisi un sac contenant des explosifs sur lequel on avait relevé les empreintes de Farruggia. Ce dernier avait aussi sur lui la clé d'une voiture dans laquelle se trouvait une arme de poing et un détonateur identique à celui utilisé pour tuer le témoin.

En janvier dernier, des enquêteurs de la Sûreté du Québec spécialistes du monde de l'art ont reçu une information du public selon laquelle la conjointe de Farruggia faisait des recherches en ville sur des oeuvres d'art qu'elle possédait à la maison.

Moins discrète que son mari, Béatrice Longo dirige la Fondation Tournesol, organisme d'aide aux familles démunies. Elle aurait contacté des gens et discuté très ouvertement de trois gouaches de Jean Paul Riopelle qui étaient accrochées dans sa maison et qui avaient été acquises par son conjoint avant leur mariage, selon un mandat de perquisition consulté par La Presse.

Les policiers ont bondi en apprenant de quelles oeuvres il s'agissait : les trois tableaux, peints par l'artiste de 1955 à 1956, sont évalués à 50 000 $ chacun, pour un total de 150 000 $. Petit hic : ils avaient été volés en 1999 et on était sans nouvelles d'eux depuis.

PRÉSERVER L'HÉRITAGE CULTUREL

« Si un artiste est internationalement connu, la demande augmente. Riopelle est connu à travers le monde, il y a une demande de partout. Ça intéresse aussi les criminels, parce qu'il y a une piastre à faire là ! », lance le sergent enquêteur Alain Dumouchel, du module d'enquête sur les oeuvres d'art de la Sûreté du Québec, en entrevue à La Presse.

Ce module unique au Canada a été créé en 2003. « L'objectif premier n'était pas d'arrêter des gens, mais de préserver l'héritage culturel du Québec », explique le capitaine Alain Gaulin, patron des deux enquêteurs du module, qui possèdent une formation pointue en histoire de l'art.

L'un des artistes qui occupent le plus les enquêteurs est le regretté Jean Paul Riopelle. Le signataire de Refus global, qui s'est éteint en 2002 et fait actuellement l'objet d'une grande exposition au Musée national des beaux-arts du Québec, est l'un des artistes québécois dont les oeuvres se vendent le plus cher. En mai, sa toile Vent du nord a été vendue aux enchères 7,4 millions de dollars.

Le module d'enquête sur les oeuvres d'art possède des dossiers ouverts pour 21 oeuvres de Riopelle dont a perdu la trace après qu'elles eurent été volées. Il a déjà mené diverses enquêtes qui ont permis de retrouver 16 oeuvres du peintre et sculpteur. Les policiers du module ont aussi identifié 30 faux.

PHOTO FOURNIE PAR LA SÛRETÉ DU QUÉBEC

Gouache # 1 retrouvée récemment chez un homme proche de la mafia.

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Gouache # 2 retrouvée récemment chez un homme proche de la mafia.

LA CAISSE DISPARUE

En mai 1999, deux caisses de bois contenant des oeuvres d'art avaient été expédiées en avion par la galerie Acquavella de New York, à destination de la galerie Simon Blais, à Montréal. Une de ces caisses contenait trois gouaches de Riopelle. À leur arrivée à l'aéroport de Dorval, les caisses ont été placées dans un entrepôt en attente de l'inspection réglementaire à la douane, révèle le mandat de perquisition obtenu par La Presse.

Le personnel de l'Agence des services frontaliers a procédé à l'inspection de la cargaison le 13 mai, dans l'entrepôt. Mais le lendemain, coup de théâtre, la caisse contenant les Riopelle avait disparu de l'entrepôt. La police de Montréal, appelée sur place, a mené une longue enquête pour retrouver les voleurs. Sans succès. Les oeuvres s'étaient comme volatilisées.

Elles ont refait surface près de 18 ans plus tard, en janvier dernier, lorsque la conjointe de Farruggia s'est mise à en parler ouvertement. 

Dès qu'ils ont eu vent de l'affaire, les policiers de la Sûreté du Québec ont débarqué à la résidence du couple, dans l'arrondissement de Saint-Laurent, et ont décroché les tableaux des murs pour les remettre à leur propriétaire légitime.

La suite de l'enquête est venue cette semaine avec le dépôt d'accusations de recel contre Carlo Farruggia, qui n'a pas été en mesure de justifier la provenance des oeuvres. L'homme d'affaires a aussi été accusé de possession d'une arme prohibée, un coup-de-poing américain trouvé chez lui. Il doit comparaître sous peu. Son avocat n'a pas répondu à une demande d'entrevue hier.

PLUSIEURS ENQUÊTES EN COURS

« Que ce soit le crime organisé ou un magnat de la finance qui veut tricher, l'intérêt est dans la valeur de l'oeuvre. Il y a beaucoup de sous en arrière de ça », explique l'enquêteur Dumouchel.

« Souvent, c'est une façon de faire un paiement. Et la valeur ne va pas diminuer dans le temps », renchérit le capitaine Gaulin.

Le module de la SQ assure une coordination dans l'ensemble du Québec et parfois même dans les autres provinces pour garder la trace des vols, des tendances, de ce qui se passe dans le milieu. Il est en contact fréquent avec les galeries, les musées, les commissaires-priseurs. Il mène plusieurs enquêtes de front pour arrêter les voleurs ou les fraudeurs spécialisés en art.

Ses membres gèrent aussi Art Alerte, liste de diffusion qui permet d'avertir tout le milieu quand une oeuvre a été volée, diminuant ainsi beaucoup les perspectives de revente. Parfois, des criminels se découragent lorsqu'ils voient que l'alerte a été donnée.

En 2008-2009, alors que le prix des métaux avait entraîné une hausse des vols de sculptures en bronze, les policiers avaient fait le tour des recycleurs de métaux pour leur demander d'ouvrir l'oeil, car des bandits cherchaient à faire fondre les oeuvres pour la revente. « On détruisait des oeuvres d'art ! Ça n'avait pas de sens », se souvient le capitaine Gaulin. La situation s'est résorbée aujourd'hui.

Les policiers sont encore aux trousses de plusieurs suspects qui seraient responsables des vols d'oeuvres d'art, dont la vingtaine de tableaux manquants de Riopelle.

« Rien n'indique qu'il y a un groupe organisé ou une organisation quelconque derrière ça. Mais ça prend des gens qui ont une certaine culture ou à tout le moins des connaissances », résume Alain Dumouchel.

- Avec la collaboration de Louis-Samuel Perron et de Daniel Renaud, La Presse



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Gouache # 3 retrouvée récemment chez un homme proche de la mafia.

D'AUTRES RIOPELLE VOLÉS

Vol la veille de Noël

Le 24 décembre 2008, des malfaiteurs s'introduisent par effraction chez un médecin de Saint-Aubert, absent de chez lui. Le système d'alarme se déclenche, et dans leur fuite, les voleurs abandonnent plusieurs toiles sur le terrain. Ils dérobent tout de même trois oeuvres de Riopelle, évaluées à 40 000 $. L'une d'elles a réapparu chez un commissaire-priseur de Saint-Hyacinthe en juillet dernier. Avisé par la police qu'elle avait été volée, le commissaire-priseur l'a immédiatement remise pour restitution à son propriétaire légitime. L'enquête se poursuit pour établir la chaîne de possession de l'oeuvre, qui a été revendue plusieurs fois après le vol sans intention malveillante apparente.

Le voyage Toronto-Montréal

En mai 2014, une huile sur toile d'un mètre carré peinte par Riopelle et évaluée à 225 000 $ est volée dans une galerie de Toronto. Rapidement, un informateur avise la police que le tableau se trouverait chez un particulier, à Montréal. L'homme a la surprise de voir la police débarquer chez lui et emporter la toile. Personne n'a été arrêté à ce jour dans cette affaire, l'enquête est toujours ouverte.

L'employé du musée

En 2005, un diplômé en histoire de l'art employé contractuel du Musée d'art de Joliette, Marc-André Morin Larocque, a été arrêté pour avoir tenté de vendre cinq lithographies de la série Derrière le miroir 1970 de Jean Paul Riopelle. Les oeuvres étaient gardées au musée et l'employé aurait profité de son accès pour les subtiliser en douce, mais sa tentative de vente aux enchères a attiré l'attention.

Le voleur d'expérience

En 2002, un client est entré à la galerie Nordheimer de Montréal, et a demandé à l'employé de monter dans une échelle pour décrocher un tableau de Cosgrove qu'il souhaitait examiner. Profitant de la distraction, un complice a dérobé sur un mur un Riopelle évalué à 300 000 $. Des images de caméras de surveillance ont permis à Alain Lacoursière, premier policier québécois à s'être spécialisé dans le vol d'oeuvres d'art, d'identifier Charles Abitbol, un récidiviste qui avait fait de la prison aux États-Unis et dans six pays européens pour des dossiers semblables. Le suspect a dévoilé où se trouvait la toile et écopé d'une amende de 15 000 $.