Des enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) inventent des enquêtes et transmettent de fausses informations à des policiers pour tenter de savoir lesquels d'entre eux parlent aux médias. Ces enquêtes doivent être « fictives » afin de s'assurer que la diffusion éventuelle de fausses informations dans les médias soit « sans conséquence », dit un ex-enquêteur.

Devant la commission Chamberland où il terminait son témoignage jeudi, Normand Borduas a détaillé les « techniques de provocation » dont il avait fait mention la veille.

« On ne peut pas donner de la vraie [information], sinon c'est nous qui tirons dans notre propre bateau. Comment peut-on contrôler une information réelle [...] ? Il faut qu'elle soit fausse, unique et adaptée à la situation », a déclaré l'ex-enquêteur de la Division des affaires internes du SPVM.

Cette technique d'enquête a notamment été utilisée dans le cadre de l'enquête Escouade pour savoir si un ou des policiers parlaient à Patrick Lagacé. 

« [L'enquête fictive a pour but] de vérifier le cheminement d'une information fictive, confidentielle », a dit l'enquêteur Normand Borduas lors de son témoignage devant la commission Chamberland.

« L'enquête serait fictive, les individus fictifs, il n'y a pas de préjudice à personne », a estimé Normand Borduas, précisant que ses supérieurs au SPVM étaient bien au fait de ce genre de technique.

Normand Borduas affirme que des discussions ont eu lieu au SPVM pour savoir quelle serait la position à adopter si une telle enquête fictive faisait l'objet d'une fuite dans les médias, ce qui ne s'est jamais produit, soutient-il.

« Soit on la dément, soit on la confirme, soit on ne répond pas. Je pense que ça se situe à ces trois niveaux. Il y a une marge de manoeuvre propre aux communications que je ne maîtrise pas et ils ont différents canaux de communication », a-t-il dit.

« SUSCITER UNE RÉACTION »

De manière plus générale, Normand Borduas a expliqué que dans les cas où elle cherche à identifier des policiers qui pourraient parler aux médias, une autre des techniques « de provocation » de la Division des affaires internes du SPVM pourrait consister à « susciter une réaction ». « Il pourrait être utile de faire connaître au suspect qu'il fait l'objet d'une enquête, pour le motiver à poser des gestes qui vont confirmer qu'il est impliqué », a expliqué l'ex-enquêteur.

Cette « technique de provocation » pourrait être appliquée tant à l'égard de journalistes que de policiers, a révélé Normand Borduas.

« Est-ce que ça peut aller jusqu'à imaginer un crime qui n'a pas été commis ? », lui a-t-on demandé. « Oui, ça pourrait être ça », a répondu l'ex-enquêteur.

Il a admis que l'entourage des personnes visées, des proches, par exemple, ou des recherchistes, pourrait être visé aussi. « Plus l'information est indirecte, plus ça tend à éloigner les soupçons que cette information est contaminée », a-t-il dit.

LE SPVM A TENTÉ D'ÉCOUTER UNE RENCONTRE DE PATRICK LAGACÉ

Normand Borduas a également révélé que la Division des affaires internes du SPVM a tenté d'écouter une conversation entre le journaliste Patrick Lagacé et le policier Fayçal Djelidi dans le cadre d'une rencontre qui devait se tenir dans un lieu public.

« Sur les lignes d'écoute, on avait entendu l'annonce d'un meeting entre [Patrick] Lagacé et [Fayçal] Djelidi. Avec cette info, on a décidé de placer des agents doubles ou de filature à l'intérieur du lieu et d'écouter ce que les deux personnes se dis[ai]ent », a déclaré l'ex-enquêteur.

Le policier Fayçal Djelidi, spécialiste des gangs de rue, faisait alors l'objet d'une enquête des affaires internes du SPVM parce qu'il était soupçonné d'abus de confiance.

Le journaliste ne s'est jamais présenté à cette rencontre, si bien que les « techniques d'enquête n'ont pas été déployées ». Normand Borduas a refusé de dévoiler par quels moyens les policiers entendaient écouter la conversation tenue dans un lieu public. « Ce sont des techniques d'enquête que je ne peux pas révéler », a-t-il déclaré.

La Division des affaires internes du SPVM a aussi tenté d'obtenir une autorisation judiciaire pour intercepter les messages textes échangés entre Patrick Lagacé et Vincent Larouche, de La Presse. L'objectif était de savoir s'ils échangeaient des informations fournies par Fayçal Djelidi. Cette demande n'a pas été autorisée par le juge.

« ÉTEINDRE LES FEUX »

Quelques jours avant que l'espionnage de Patrick Lagacé par la police de Montréal ne soit rendu public par La Presse en octobre 2016, le journaliste Philippe Teiscera-Lessard envoie un courriel au SPVM pour obtenir des éclaircissements sur cette affaire.

Un échange de courriels entre les policiers de la Division des affaires internes et le service des communications s'ensuit au SPVM. « On peut éteindre ce feu si on agit rapidement, mais on a besoin d'attacher ça avec les affaires inernes [sic] et la direction », écrit alors Marie-Claude Dandenault, commandante affectée au service des communications du corps de police.

« Est-ce qu'il est discuté de protéger l'image du SPVM dans les médias ? Éteindre le feu pour vous, c'est pas ça ? », a demandé jeudi l'avocat Christian Leblanc à l'ex-enquêteur du SPVM.

« On est d'accord qu'on a échoué là-dessus, a dit Normand Borduas en esquissant un sourire. Vaut mieux en rire... »

Ce vendredi : Iad Hanna, sergent-détective à la Division des affaires internes du SPVM, poursuit son témoignage entamé jeudi devant la commission Chamberland.

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Un appel à Ron Fournier cité pour espionner Patrick Lagacé

Pour obtenir le registre des appels du journaliste Patrick Lagacé pour une période de plus de huit mois, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) s'est servi d'un appel fait par un policier à la tribune radiophonique de l'émission Bonsoir les sportifs, animée par Ron Fournier.

Les documents soumis à un juge par le SPVM pour obtenir des mandats soulignaient en gras les appels faits par le policier Fayçal Djelidi à des journalistes. En plus de contacts que ce policier avait eus avec le journaliste Patrick Lagacé, y figurait un appel fait à Cogeco Nouvelles.

Il s'agit en fait du numéro de la tribune radiophonique du 98,5 FM, a révélé jeudi l'avocat qui représente sept médias.