Acheter des dinars irakiens qui ne valent presque rien et faire fortune lorsque cette monnaie sera réévaluée. Ce qui est sur le point d'arriver.

C'était ça l'idée, selon un couple de Terrebonne, qui s'est laissé tenter, en 2011.

Aujourd'hui, Jean-Luc Boutin et sa conjointe, Ying Yuan, s'en mordent les doigts. Ils affirment avoir investi 75 000$ en juin 2011 dans l'achat de dinars irakiens. Près de trois ans plus tard, le dinar ne vaut toujours qu'une fraction d'un cent canadien, et ils se disent incapables de récupérer leur mise ni même les fameux dinars. Ils seraient les premiers à se manifester au Québec, mais ils seraient des milliers aux États-Unis et ailleurs dans le monde.

Le couple Boutin-Yuan poursuit au civil celui qu'il accuse de l'avoir entraîné dans cette aventure: Luc Roberge, un chiropraticien qui exploite des cliniques à l'extérieur de Montréal. Ils lui réclament le montant de leur perte, ainsi que 100 000$ en dommages. M. Roberge rétorque qu'il n'a rien à se reprocher, qu'il n'a fait aucune représentation pour vendre les dinars, et assure que le couple a agi de son propre chef. Il dément bon nombre des allégations de M. Boutin. À moins que le litige se règle hors cour, ce sera ultimement à un juge de la Cour supérieure de trancher.

Ben Laden et le ramadan

Dans sa poursuite, menée par l'avocat Normand Laurendeau, Jean-Luc Boutin signale que c'est en juin 2011, quand il a emmené sa conjointe se faire traiter chez le Dr Roberge, qu'il connaissait déjà, que ce dernier a parlé d'un «placement très lucratif». La monnaie irakienne avait été dévaluée en raison de la guerre, et sa valeur allait exploser quand elle serait réévaluée. Ce qui allait se produire très prochainement, selon des informations provenant de deux contacts très bien placés: un ami membre du personnel politique de l'ambassade américaine à Bagdad, et un vice-président chez Wells Fargo. Les profits promettaient d'être mirobolants. De l'ordre de 1925$ par dollar investi. Mais il fallait faire vite. N'eût été la mort d'Oussama ben Laden (tué le 2 mai 2011), la réévaluation aurait déjà eu lieu.

Toujours selon les allégations de la poursuite, M. Roberge aurait conseillé à M. Boutin d'aller consulter des sites internet qui traitaient de ce sujet, comme iraqidinarnews.net ou rv-o-meter.com. Il aurait aussi mis M. Boutin en contact avec une Américaine, Carol Hudson, pour l'achat de dinars, puisque cette monnaie n'est pas offerte au Canada.

M. Boutin s'est lancé et a convaincu sa conjointe de le suivre dans l'aventure.

En plusieurs transactions, en juin 2011, M. Boutin aurait envoyé 24 200$ à Mme Hudson, tandis que Mme Yuan aurait envoyé 50 793$. Ils devaient faire leurs virements dans un compte en Floride. Le couple a obtenu des reçus de Mme Hudson, lui confirmant l'achat de dinars.

Les «faux-fuyants»

Pendant les années suivantes, le couple a attendu, en vain, la réévaluation providentielle. Tout ce qu'ils ont récolté, soutiennent-ils, ce sont d'innombrables «faux-fuyants» pour motiver le retard et les faire patienter: le fait que l'ONU n'avait pas levé les sanctions contre l'Irak, le ramadan, la politique d'Obama, le nouveau budget du gouvernement irakien, le départ des troupes américaines...

Le couple allègue une série de chassés-croisés avec M. Roberge en 2012, qui l'incitait à croire qu'ils allaient passer à la caisse ou au moins réussir à revendre leurs dinars et récupérer leur argent. Ils soutiennent qu'ultimement, en décembre 2013, M. Roberge s'est engagé à les rembourser, ce qui ne s'est pas concrétisé. Ils le tiennent responsable de leurs déboires.

M. Roberge se défend

Dans sa défense écrite déposée au palais de justice, Luc Roberge admet avoir discuté de son propre achat de dinars avec M. Boutin. Mais c'est devant l'intérêt de ce dernier, dit-il, qu'il lui a donné les coordonnées de l'Américaine Hudson. S'ils sont victimes de quelque chose, il l'est aussi, puisqu'il a lui-même acheté des dinars irakiens.

Joint par La Presse il y a quelque temps, M. Roberge a indiqué qu'il avait acheté des dinars irakiens il y a cinq ans. Il s'est défendu d'avoir fait miroiter quoi ce que ce soit à M. Boutin. D'autant plus que ce dernier est féru d'informatique et est plus habile que lui pour naviguer sur le net et s'informer, dit-il.

«Il n'y a aucune attrape», assure M. Roberge. Au pire selon lui, c'est un «investissement qui n'a pas marché ».

«Pour le moment, personne n'a rien perdu, a-t-il fait valoir. Il n'y a pas eu de réévaluation. Il faut attendre un peu de voir ce qui se passe. Si j'en crois ce que je lis sur le net, il y a des millions d'Américains qui ont investi là-dedans. Et ça se vendait aussi au Canada, et à Montréal.»

De nombreuses poursuites intentées aux États-Unis

Le phénomène semble peu connu au Québec. Le caporal Luc Thibault, porte-parole de la Gendarmerie royale du Canada, a indiqué qu'il n'y avait pas eu de plainte à ce sujet. Même son de cloche du côté de l'Agence de la consommation en matière financière du Canada, où la porte-parole, Natasha Nystrom, n'a répertorié aucune plainte.

C'est tout le contraire aux États-Unis, où la vente de dinars a donné lieu à des accusations dans plusieurs États, et fait l'objet de mises en garde des autorités. En quelques clics, on trouve plusieurs de ces avertissements sur le web. Mais le net pullule aussi de sites racoleurs, farcis de pseudo nouvelles et de savantes prédictions qui vantent l'achat de dinars pour les investisseurs astucieux.

Fraude de 24 millions

En septembre 2012, un résidant de Floride, Rudolph M. Coenen, et trois de ses complices allégués, Bradford L. Huebner, Charles N. Emmenecker et Michael L. Teadt, ont été accusés en Ohio d'une fraude de près de 24 millions de dollars en matière de vente de dinars irakiens. Ils faisaient la promotion des dinars par le biais de sites web et des téléconférences. Ils avaient formé des sociétés pour vendre les dinars, comme Bayshore Capital Investments, à Jacksonville, et BH Groupe à Toledo, Ohio. On leur reprochait aussi d'avoir vendu pour 700 000$ de fonds qui n'existaient pas. Rudolph M. Coenen a plaidé coupable en avril dernier. Le procès des trois autres devrait débuter en mai prochain.

Un recours collectif a aussi été intenté contre eux et leurs entreprises. L'avocat Thomas D. Pigott, qui pilote ce recours en Ohio, a indiqué à La Presse que les procédures étaient suspendues pour le moment, en raison des accusations criminelles. Elles devraient reprendre par la suite. Des milliers de personnes se seraient fait prendre selon lui, non seulement en Ohio, mais dans différents États et dans d'autres pays. Il dit avoir reçu des appels provenant du Canada.

Se tenir loin

«Le dinar irakien est une devise exotique extrêmement spéculative. Le pays est détruit. Le cours n'a pas changé depuis cinq ans. Je ne toucherais pas à ça», réagit Stéphane Létourneau, qui fait du day trading depuis 10 ans, fondateur de Formation ProTrading. «En 2010, le gouvernement irakien avait annoncé qu'il y aurait une redénomination du dinar, en enlevant trois zéros de la devise, pour faciliter les transactions. Mais cela ne s'est pas encore concrétisé. De toute façon, cela ne changerait rien à la valeur, car il y aurait conversion de la devise», croit M. Létourneau.

La vente de dinars n'est pas illégale. «Le problème, c'est que les gens vont mettre leur argent dans les mains de compagnies douteuses à l'extérieur du Canada, et ne seront pas nécessairement capables de ravoir leur argent si la compagnie fait faillite ou si elle est malhonnête», conclut M. Létourneau.

François Leroux, professeur en affaires internationales à HEC Montréal, ne connaît pas la situation particulière du dinar, mais il a déjà eu des invitations semblables pour des devises africaines, dit-il. Il est catégorique.

«Je ne crois pas au père Noël, ça n'a strictement aucun sens. Le meilleur conseil à donner, c'est de ne pas perdre une minute avec ça. Ça finit toujours très mal.»