Le procès d’une Québécoise accusée d’avoir noyé son fils à Montréal il y a 17 ans, qui doit s’ouvrir lundi en France, risque d’être bousculé. Le Canada refuse de collaborer à la tenue des témoignages à distance dans le cadre de cette affaire hors de l’ordinaire. La Presse a appris que le ministère de la Justice du Canada vient d’aviser les parties, par lettre, qu’il ne collaborera pas à la tenue des témoignages, en visioconférence. Cette décision pourrait être lourde de conséquences, puisqu’une douzaine de personnes montréalaises ou québécoises devaient être entendues dans le cadre de la procédure qui débute lundi à Paris.

L’histoire, rapportée par La Presse en mars dernier, a débuté en novembre 2002 lorsqu’un enfant de 3 ans, Jean-Patrick Bujold-Géraud, a été trouvé mort dans son lit par sa mère, selon la version de cette dernière.

Une voisine a toutefois raconté aux enquêteurs des Crimes majeurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) avoir entendu des sons s’apparentant à des bruits de gargarisme durant la nuit de la mort de l’enfant ; les policiers, après enquête, ont soupçonné que l’enfant, qui se trouvait seul avec sa mère au moment des événements, avait péri noyé.

Mais l’autopsie et l’enquête du coroner n’ont pas permis de déterminer la cause exacte de la mort et aucune accusation n’a été portée contre la mère, Marie-Christine Bujold.

Toutefois, le père, Julien Géraud, qui est français, n’a pas abandonné la partie.

PHOTO FOURNIE PAR JULIEN GÉRAUD

Julien Géraud, père de Jean-Patrick Bujold-Géraud

Il a alerté les autorités françaises qui ont fait venir en France les éléments de preuve accumulés par les enquêteurs du SPVM et des lamelles de l’autopsie pratiquée sur l’enfant.

Plusieurs témoins québécois ont été interrogés par un juge d’instruction français dans le cadre de conférences rogatoires.

Des pathologistes français ont conclu à une mort par noyade et, comme le permet la loi en France, les autorités françaises ont, après des années d’efforts du père, accusé Mme Bujold du meurtre de son fils Jean-Patrick, un ressortissant français, même si le crime a été commis au Canada.

Atteinte à la souveraineté du Canada

Le procès pour meurtre de Mme Bujold, qui commence lundi à la cour d’assises de Paris, doit durer une semaine.

De nombreux témoins doivent défiler, dont une douzaine de Québécois et de Montréalais. On trouve notamment parmi eux un enquêteur des homicides du SPVM aujourd’hui retraité, une ambulancière, une pathologiste, la voisine qui a entendu du bruit la nuit de la mort du bambin, des médecins et des travailleuses sociales – car le couple était en instance de divorce au moment où la mort de son enfant est survenue.

De tels témoignages dans un processus qui se déroule dans d’autres pays doivent se faire par l’entremise du Service d’entraide international du ministère de la Justice du Canada.

Or, il y a une semaine, une employée de ce service a envoyé aux parties impliquées dans le procès une lettre indiquant qu’« il n’est pas procédé à la remise des avis destinés aux témoins visés par la demande de remise d’actes, non plus qu’à les contacter ou les convoquer aux fins d’audition par visioconférence ».

En un mot, Justice Canada ne permettra pas que des témoins d’ici témoignent par visioconférence durant le procès, la semaine prochaine. Justice Canada n’a pas rappelé La Presse.

« Les faits reprochés à Mme Bujold, une citoyenne canadienne, sont survenus entièrement au Canada où ils ont fait l’objet à la fois d’une enquête du coroner et d’une enquête par les services policiers compétents », écrit l’employée du Service d’entraide internationale du ministère de la Justice.

À la suite de cette enquête policière, les autorités de poursuite canadiennes compétentes ont, après examen, décidé de ne pas porter d’accusation contre Mme Bujold concernant les faits en cause.

Extrait de la lettre envoyée par le Service d’entraide international du ministère de la Justice du Canada

« Le Canada estime que l’exécution de ces demandes dans les circonstances de cette affaire, où les faits en cause sont entièrement survenus sur son territoire et y ont fait l’objet d’une enquête policière à la suite de laquelle les autorités ont décidé de ne pas porter d’accusation, met en jeu sa souveraineté et l’intérêt public, et est de nature à porter atteinte à ceux-ci », ajoute-t-elle.

Colère et surprise

« C’est une surprise. Et le fait que cette lettre arrive au dernier moment, juste avant le début du procès, est destiné à nous prendre par surprise », tonne Julien Géraud, père du bambin, joint à Paris par La Presse.

M. Géraud se demande pourquoi le Canada a accepté la tenue de témoignages en conférences rogatoires durant l’enquête du juge d’instruction, mais que cela ne tient plus au moment du procès.

Il affirme que les témoins montréalais et québécois qui tiennent à témoigner au procès pourraient se déplacer à Paris, et que leurs frais de déplacement et de séjour (deux ou trois nuits à l’hôtel) pourraient être assumés par la cour d’assises.

Il ne croit pas que cette prise de position soudaine de Justice Canada torpille le procès.

« En France, la procédure devant la cour d’assises est principalement orale. Les témoignages livrés durant les conférences rogatoires ont été enregistrés et transcrits. Ils pourraient être lus durant l’audience », explique-t-il.

En France, un procès peut se tenir en l’absence de l’accusé. La Presse n’est pas parvenue à joindre Mme Bujold ces derniers jours, mais selon son ex-conjoint et l’avocate de celui-ci, Me Florence Rault, l’accusée ne sera pas présente. Elle aurait toutefois chargé un avocat de la représenter, selon M. Géraud.

Une chose est sûre, le procès se déroulera dans un contexte rarement vu.

« On a des expertises [sur les causes de la mort] qui sont très claires chez nous, a décrit Me Rault. Mais c’est difficile pour moi de vous dire comment ça va se passer. »

PHOTO MATTHIEU ALEXANDRE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’avocate Florence Rault

C’est assez inédit d’avoir un procès où l’on n’a personne sur place, où tout est à moitié dématérialisé et virtuel, où les témoins ne sont pas là, où ils sont dans un autre pays et où même l’accusée n’est pas là.

Me Florence Rault, avocate de Julien Géraud

Si jamais Mme Bujold était reconnue coupable, elle pourrait en appeler de la décision de la cour d’assises. Mais parallèlement, une demande d’extradition pourrait être faite par les autorités françaises à leurs homologues canadiennes.

Toutefois, l’avocat Me Julius Grey serait surpris que le Canada accepte d’extrader l’une de ses citoyennes dans un tel contexte.

« Le Canada dira que c’est sa juridiction et qu’il n’y a aucune juridiction française, même si madame est reconnue coupable là-bas. Est-ce qu’on va extrader quelqu’un pour un meurtre commis au Canada ? C’est le pouvoir discrétionnaire du ministre et il pourrait refuser d’extrader madame », affirme Me Grey, selon qui Mme Bujold pourrait également invoquer les délais.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.