Visés par un recours collectif intenté par une centaine d'anciens élèves de l'Institut des sourds de Montréal, les clercs de Saint-Viateur ont fait d'autres victimes dans la province. Deux d'entre elles ont accepté de nous raconter leur histoire... et leur soif de justice.

À 72 ans, Jean-Claude Brousseau n'a jamais oublié les visites nocturnes du père Adolphe Champagne dans sa chambre, quand il était enfant.

«Il me faisait des caresses, il me flattait, il me touchait les parties génitales», raconte-t-il.

Il avait 5 ans.

Pendant près de deux ans, le religieux, membre de la communauté des clercs de Saint-Viateur, a imposé à l'enfant des séances de masturbation.

Jamais ses parents ne l'ont cru, même après avoir surpris le père Champagne dans la chambre, une fois «ses affaires terminées». «Mes parents m'ont traité de «fifille», de cochon. Ils m'ont toujours rabaissé. Ils étaient peu instruits, ils étaient pauvres et ils faisaient confiance aux ecclésiastiques.»

À Joliette, où la famille Brousseau vivait alors, les clercs de Saint-Viateur tenaient le haut du pavé: ils y ont installé leur séminaire, ont bâti un noviciat, dirigeaient un collège et un hôpital. Comme à Outremont, des rues et des parcs sont baptisés en l'honneur des clercs.

Tout naturellement, la famille se sentait privilégiée d'accueillir pour le souper, le soir, le père Champagne, qui était en outre un lointain cousin. Un prestige dont les religieux ont amplement abusé, dénonce M. Brousseau.

À l'école Saint-Viateur de Joliette, qu'il a fréquentée de la cinquième à la douzième année, tous les enfants savaient que les prêtres étaient pédophiles, assure-t-il.

«On les appelait les poignets cassés. Ceux qui allaient au séminaire avaient le même problème.»

Il faudra toutefois plusieurs décennies à Jean-Claude Brousseau, représentant pharmaceutique à la retraite, pour ressentir le besoin de dénoncer les agressions de son enfance. Le déclic s'est fait lorsqu'il a lu un article paru dans le Journal de Montréal au sujet du recours collectif d'une centaine d'anciens élèves de l'Institut des sourds de Montréal, alors géré par les clercs de Saint-Viateur, contre pas moins de 28 prêtres et 6 laïcs.

«Ça m'a fait ressasser tout ce que j'avais vécu, avec l'attitude de mes parents. J'ai voulu me battre pour tout ce que j'ai vécu», dit M. Brousseau

Un an après la fin des agressions du père Champagne, un autre membre des clercs de Saint-Viateur est venu sonner chez ses parents pour leur offrir de faire entrer l'enfant en communauté. Jean-Claude Brousseau a refusé net: pour lui, il ne faisait aucun doute que cette offre en apparence charitable avait des motifs pervers.

«Je serais devenu leur esclave sexuel, dit-il. S'ils ont fait ça avec moi, ils ont dû le faire de façon régulière. Ça me révolte.»

Un «virus»

D'après l'Association des victimes de prêtres, le cas de Jean-Claude Brousseau est loin d'être isolé.

Plusieurs dizaines de victimes des clercs de Saint-Viateur se sont manifestées, et pas seulement pour des agressions subies à Montréal, mais dans toute la province.

«C'est peu connu, mais le problème des abus des clercs de Saint-Viateur est un virus qui s'est propagé dans toute la communauté parce qu'on lui a permis de circuler, déplore Carlo Tarini, directeur de l'Association. Ces abus ont eu des séquelles sur plusieurs générations de Québécois et de Québécoises.»

C'est le cas de Margot Buissière, 57 ans. À Rigaud, où les clercs de Saint-Viateur tiennent encore aujourd'hui le collège Bourget, les religieux ont aussi fait des victimes, dit-elle.

«Mon père a été agressé sexuellement quand il allait au collège Bourget, dans les années 30», raconte-t-elle. Il faudra plusieurs tentatives de suicide avant que les parents du jeune garçon ne se décident à l'envoyer dans une autre école: la famille travaillait alors en étroite collaboration avec les clercs de Saint-Viateur. Mais le cycle de la violence était enclenché.

«Ça a contaminé ma famille», dit Margot Buissière.

Agressé, le père de Margot est devenu l'agresseur de ses propres enfants et a sombré dans l'alcool.

Quand elle avait 8 ans, en 1963, son père a invité deux clercs, aujourd'hui morts: le père Émile Auger et le chanoine J. W. Downs, alors curé de la paroisse de Sainte-Madeleine. Avec sa soeur de 9 ans, elle a été livrée aux appétits sexuels des deux religieux.

«Ils nous ont demandé de nous asseoir sur leurs genoux. On a regardé notre père, qui, du regard, nous a dit de le faire. Ensuite, ils nous ont mis les mains dans les culottes. Ils nous ont agressées pendant que mon père, saoul, dormait sur le sofa», dit-elle.

Le père Émile Auger a été successivement professeur, économe et supérieur du collège Bourget, à Rigaud. Margot Buissière est certaine que ses deux agresseurs y ont fait d'autres victimes. Il y a deux semaines, l'émission Enquêtes de Radio-Canada a révélé que Jean-Marc Pépin, l'une des personnes soupçonnées d'avoir commis des agressions sexuelles à l'Institut des sourds de Montréal, avait ensuite été muté au collège Bourget.

M. Pépin est l'un des rares prêtres visés par le recours à être encore vivant.

Pas d'excuses

Avec près d'une centaine de victimes présumées à Montréal et 28 religieux nommés dans un recours collectif, la communauté des clercs de Saint-Viateur conserve un profil bas. France Bédard, de l'Association des victimes de prêtres, a plusieurs fois demandé à la congrégation de présenter des excuses aux victimes. Mais ses courriels sont restés sans réponse.

«Ce qui fait mal, c'est l'indifférence», dit Jean-Claude Brousseau.

Après la diffusion de l'émission Enquêtes, les religieux ont publié un bref communiqué dans lequel ils assurent condamner tout acte pédophile, mais se refusent à tout autre commentaire.

C'est aussi la réponse que nous avons obtenue.

«Nous n'avons aucun commentaire étant donné que la cause est devant les tribunaux», a répondu le père Roger Brosseau, responsable des communications, avant de raccrocher rapidement.

«Cela me fait vomir. Ils condamnent tout acte pédophile, mais ils ne font rien», déplore Carlo Tarini.