Alors que le gouvernement s'apprête à choisir le consortium qui reconstruira l'échangeur Turcot à Montréal, la police a arrêté un ambitieux technicien en génie mécanique qui aurait tenté de truquer à lui seul l'appel d'offres de l'important projet en vendant les plans et devis de son employeur à la concurrence pour plusieurs millions de dollars.

Éric Carbonneau, un cadre du géant de la construction Pomerleau âgé de 36 ans, a été épinglé par l'Unité permanente anticorruption (UPAC) hier, au terme d'une «enquête-éclair» de moins d'un mois, a révélé l'organisme.

Piégé

Selon les enquêteurs, l'homme aurait joint lui-même un concurrent de Pomerleau dans le processus d'appel d'offres, soit le groupe SNC-Lavalin, pour monnayer sa trahison. Mais son interlocuteur chez SNC-Lavalin aurait dénoncé la manoeuvre à ses supérieurs et aux autorités.

Une opération a été montée rapidement: de concert avec la police, l'interlocuteur a fait croire à Carbonneau qu'on pouvait lui verser plusieurs millions de dollars pour les plans et devis du Groupement Nouvel Échangeur Turcot, le consortium auquel

participe Pomerleau.

Carbonneau a ensuite été pris la main dans le sac. «Il a été intercepté juste avant de prendre l'argent», a expliqué le commissaire Robert Lafrenière, qui dirige l'UPAC.

M. Lafrenière a félicité SNC-Lavalin pour sa collaboration dans le piège tendu au suspect, alors que la course se poursuit pour l'obtention du gigantesque contrat de l'échangeur Turcot, évalué à 3,7 milliards de dollars.

«On ne peut tolérer que les assises de la démocratie soient ainsi manipulées et que le gouvernement soit lésé», a-t-il martelé.

Il rêvait de ce projet

Carbonneau a comparu au palais de justice de Longueuil. Il fait face à des accusations de fraude et de commissions secrètes. Père de deux jeunes enfants, titulaire d'un diplôme de technicien en génie mécanique du collège Dawson, le trentenaire s'était joint au géant Pomerleau justement parce qu'il rêvait de participer aux travaux de l'échangeur Turcot, selon son patron précédent, Alain Desmeules, de l'entreprise spécialisée en fondations Pretech.

«Il avait l'ambition de faire Turcot, il voulait vraiment travailler sur ce projet-là. C'était un défi technique, un des plus gros projets en génie civil de l'histoire du Québec», souligne M. Desmeules.

Celui-ci se souvient d'un employé «super intelligent», «très compétent», qui gagnait un salaire enviable chez Pretech mais avait réussi à obtenir une augmentation considérable en changeant d'emploi.

«Pomerleau a mis le paquet pour aller le chercher, c'était de l'argent. Il m'a laissé pour des projets plus intéressants que ce que je pouvais offrir. Mais je me rappelle un gars honnête, bien le fun», dit-il.

Selon M. Desmeules, Éric Carbonneau déplorait toutefois l'insécurité entourant son avenir chez son nouvel employeur. «Il m'en a parlé, il n'était plus aussi heureux chez Pomerleau. Il n'était pas sûr que Pomerleau allait avoir Turcot et il n'était pas sûr de garder sa job sinon», dit-il.

«Comme la mauvaise herbe»

Dans un communiqué, la direction de Pomerleau s'est dite «stupéfaite» et «extrêmement déçue» d'apprendre les accusations à l'endroit de son chargé de projet. Elle ajoute avoir suspendu Éric Carbonneau sans solde.

De son côté, SNC-Lavalin a déclaré que l'arrestation «démontre le bon fonctionnement des contrôles et mécanismes mis en place pour prévenir une action qui irait à l'encontre de notre code d'éthique». La firme, qui a entrepris un grand ménage après avoir été elle-même impliquée dans plusieurs scandales de corruption, a remercié ses employés d'appliquer les nouvelles règles «avec rigueur».

À Québec, le ministre des Transports Robert Poëti s'est dit heureux de voir l'UPAC continuer son travail. «Les criminels, c'est comme la mauvaise herbe: quand on les arrache, ça repousse», a-t-il déclaré.

Jointe au téléphone à sa résidence de Mont-Saint-Hilaire, la conjointe d'Éric Carbonneau a préféré réserver ses commentaires. «On ne répondra à aucune question pour l'instant»,

a-t-elle laissé tomber.

- Avec la collaboration de Denis Lessard et Bruno Bisson