La nouvelle bâtonnière du Québec, Me Lu Chan Khuong, a fait l'objet d'une plainte à la police pour vol à l'étalage dans un magasin de vêtements de Laval l'an dernier, a appris La Presse. Le dossier en question a été déjudiciarisé par la Couronne, ce qui a évité la tenue d'un procès criminel. En entrevue avec La Presse, Me Khuong nie catégoriquement avoir commis un vol et n'a pas l'intention de démissionner de son poste de bâtonnière.

Me Khuong, une avocate bien connue à Québec qui a été élue bâtonnière du Québec le mois dernier avec 63 % des voix, a reconnu hier avoir fait l'objet d'une plainte à la police et avoir un dossier déjudiciarisé pour vol à l'étalage. Elle a admis ces faits lors d'une conférence téléphonique d'urgence du Conseil d'administration du Barreau du Québec, convoquée à la suite des questions de La Presse sur les événements en question, puis en soirée lors d'une entrevue avec La Presse.

En acceptant de déjudiciariser une infraction criminelle, la Couronne affirme détenir assez de preuves pour poursuivre, mais décide de ne pas le faire, car il ne s'agit pas d'un crime suffisamment grave dans les circonstances pour justifier sa judiciarisation. Or la nouvelle bâtonnière du Québec nie catégoriquement avoir commis un vol en avril 2014 et n'a pas l'intention de démissionner de son poste de bâtonnière. « L'incident est dans la sphère privée », a-t-elle plaidé pour expliquer qu'elle demeurerait en poste.

Une erreur d'inattention

Au cours d'une deuxième entrevue avec La Presse en soirée, Me Khuong a expliqué avoir quitté une succursale de Simons du Carrefour Laval avec deux jeans impayés en avril 2014, plaidant qu'une simple erreur d'inattention était à la source de cette situation. Cette journée-là, l'avocate visitait le magasin Simons du Carrefour Laval en transportant des vêtements déjà achetés dans un magasin Simons de Québec. Elle a indiqué avoir essayé un grand nombre de morceaux. Au moment de passer à la caisse, « [elle a] repayé deux paires de pantalons [qu'elle avait] déjà payés [à Québec] et omis de payer ceux [qu'elle prenait] », a-t-elle exposé.

Selon nos informations, la valeur des paires de jeans était de 455$.

Par la suite, alors qu'elle se trouvait à l'extérieur du magasin, une employée de Simons lui aurait demandé de l'accompagner jusqu'à un bureau, où on lui a expliqué que la police allait être appelée. « J'ai dit que j'étais désolée et que ce n'était pas intentionnel », a-t-elle dit, ajoutant que l'employée avait compris la situation. Un policier serait ensuite arrivé sur les lieux pour ouvrir un dossier, toujours selon Me Khuong. « Je n'ai pas fait de déclaration » parce qu'il « ne m'a pas posé de questions », a-t-elle ajouté, reconnaissant avoir peut-être « été innocente » en ne lui exposant pas la situation. « Je ne suis pas une contestataire », a expliqué Mme Khuong.

La nouvelle bâtonnière du Québec nie avoir commis un vol à l'étalage. « Je n'ai jamais reconnu la véracité des faits, dit-elle. C'est un choix que j'ai fait [la déjudiciarisation] [...] pour éviter le tapage médiatique et éviter de perdre mon temps à la cour, pour éviter tout ce processus », dit Me Khuong, qui est devenue vice-présidente du Barreau du Québec au cours du même mois (juin 2014) qu'elle a obtenu la déjudiciarisation de son dossier.

Après la plainte à la police, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a pris le dossier en mains et a choisi de le déjudiciariser en juin 2014. En vertu du programme de déjudiciarisation des infractions criminelles, le DPCP peut choisir de ne pas déposer d'accusations criminelles touchant une infraction criminelle si cette infraction n'est pas un crime grave, mais plutôt un « écart de conduite » qui « ne perturbe en rien l'ordre social ». Le contrevenant adulte évite ainsi la tenue d'un procès criminel, mais son nom est inscrit dans un registre confidentiel pendant cinq ans afin d'éviter la possibilité de récidive. Après la décision du DPCP, le contrevenant doit accepter la déjudiciarisation (il peut demander la tenue d'un procès). Il ne s'agit donc pas d'un acquittement ou d'un abandon des poursuites (il n'y a jamais eu de poursuites criminelles formelles).

À la suite de ces révélations, le Conseil d'administration du Barreau et la bâtonnière ont convenu que cette dernière ferait une pause médiatique de quelques jours, le temps que le Conseil d'administration du Barreau - où siège la bâtonnière - se réunisse à nouveau.

Lors d'une première entrevue avec La Presse en matinée sur son début de mandat, Me Lu Chan Khuong n'avait pas confirmé ni nié les allégations selon lesquelles son nom figurait au registre provincial de déjudiciarisation pour un dossier de vol à l'étalage. « Je ne vois pas de quoi vous parlez », avait-elle répondu au départ. Lorsque La Presse lui a posé la question à nouveau au cours de cette même première entrevue, elle a indiqué n'avoir « aucune accusation portée contre [elle] ». « Vous m'apprenez quelque chose. » 

« Je n'ai pas été accusée, je n'ai aucun dossier criminel. », a-t-elle dit.

À la suite de cette entrevue, la bâtonnière du Québec a convoqué d'urgence le Conseil d'administration du Barreau en conférence téléphonique pour lui expliquer la situation. À la suite d'une deuxième demande d'entrevue de La Presse, Me Khuong a ensuite donné sa version des faits, expliquant ses réponses évasives de la matinée par la surprise.

Un poste important

Me Khuong, qui est la conjointe de l'ex-ministre de la Justice Marc Bellemare, a été élue bâtonnière du Québec le mois dernier. L'ordre professionnel représente environ 25 000 avocats. Me Khuong, qui pratique le droit administratif chez Bellemare Avocats à Québec et qui était vice-présidente du Barreau en 2014-2015, a battu Me Luc Deshaies, avocat chez Gowlings à Montréal, en récoltant 63 % des voix. En campagne, Me Khuong a notamment proposé une réduction de la cotisation annuelle et de la cotisation d'assurance du Barreau. Il s'agissait du premier scrutin pour élire le bâtonnier du Québec - qui représente tous les avocats de la province -, les élections antérieures ayant plutôt eu lieu à la vice-présidence. En vertu de la nouvelle formule électorale, le bâtonnier est élu pour deux ans et peut cumuler deux mandats.

L'avocate n'a pas l'intention de démissionner

Un peu plus d'un an après avoir fait l'objet d'une plainte auprès de la police pour un vol à l'étalage, Lu Chan Khuong ne croit pas devoir démissionner de la tête du Barreau du Québec dans la foulée de la publication de ces faits.

En entrevue, l'avocate plaide que ces événements « arrivés bien avant » son élection comme bâtonnière relèvent de la « sphère privée » et n'ont rien à voir avec son nouveau rôle. « Si j'avais eu une condamnation, si j'avais eu des accusations portées contre moi, je n'aurais pas pu être la représentante de la justice », a-t-elle dit. « Je ne minimise pas l'incident, mais il faut lui donner de justes proportions. »

Quant au conseil d'administration du Barreau, « [elle] ne [sait] pas » s'il enclenchera une procédure pour la destituer, a-t-elle reconnu. « C'est une décision [que les membres] devront prendre, je vais leur exposer mon point de vue », a-t-elle dit.

Me Khuong affirme que c'est par souci d'éviter de longues procédures devant les tribunaux accompagnées d'une couverture médiatique intense qu'elle a préféré ne pas contester les allégations de vol à l'étalage et accepté la déjudiciarisation du dossier.

« Je pensais, peut-être innocemment, que ça allait demeurer dans la sphère privée », a-t-elle dit. Le fait que son époux, Marc Bellemare, ait occupé les fonctions de ministre de la Justice est entré en ligne de compte dans sa décision, a ajouté MeKhuong.

Éviter un battage médiatique

Son avocat, Jean-François Bertrand, a expliqué à La Presse lui avoir conseillé de s'engager dans cette voie. « Dans le cas de Me Khuong, [un procès] aurait fait l'objet d'un battage médiatique » et « normalement, une déjudiciarisation est strictement privée », a-t-il expliqué. L'avocat a ajouté que « si c'était à refaire », sachant que les faits seraient rendus publics, «  [il] lui [aurait] dit d'y aller [en procès] parce qu'elle n'avait rien à se reprocher là-dedans ». L'avocat parle d'une « simple erreur d'inattention ».

Me Bertrand a d'ailleurs ajouté ne pas comprendre « l'acharnement d'avoir porté » ce dossier aussi loin. Sa cliente a précisé ne pas être en colère contre Simons pour avoir appelé la police le jour de l'événement.

Quel est le rôle de bâtonnier?

Le bâtonnier du Barreau du Québec est le président de l'ordre professionnel qui régit les 25 000 avocats de la province. Depuis la création de l'institution en 1849, il en est le représentant officiel. Il est élu par ses pairs pour un mandat de deux ans et pour un maximum de deux mandats consécutifs. Le bâtonnier a de nombreux rôles, dont présider les assemblées générales et les séances du Conseil d'administration du Barreau du Québec. Aussi, selon la Loi sur le Barreau, « [il] exerce un droit de surveillance générale sur les affaires du Barreau. [...] Il prévient et concilie les différends d'ordre professionnel entre les membres du Barreau ».  Porte-parole de l'institution, le bâtonnier doit s'exprimer publiquement sur plusieurs enjeux concernant les avocats, comme l'accès à la justice et les réformes judiciaires.

- Louis-Samuel Perron, La Presse

Qu'est-ce que la déjudiciarisation?

Un adulte qui, aux yeux du procureur, a commis une infraction criminelle qui n'est pas un crime grave, peut bénéficier d'une déjudiciarisation de son dossier. Résultat de cette « mesure d'exception » : le contrevenant n'est pas accusé et n'a a pas à subir de procès.

Son nom est toutefois inscrit sur un registre confidentiel durant cinq ans. Seuls les procureurs du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) peuvent consulter ce registre afin de vérifier s'il y a récidive.

Le programme de déjudiciarisation des infractions criminelles - connu sous le nom officiel de traitement non judiciaire de certaines infractions criminelles commises par des adultes - permet « d'apporter un traitement particulier » à certains comportements illégaux qui ne sont pas considérés comme des crimes graves et qui « ne sont souvent qu'un écart de conduite d'un citoyen, un fait isolé qui ne perturbe en rien l'ordre social et qui ne compromet pas [des] valeurs » comme la vie, la sécurité et l'intégrité de la personne, selon le ministère de la Justice du Québec.

Rationnaliser les ressources

Au lieu d'intenter des poursuites criminelles, le DPCP peut décider, à sa discrétion, de ne pas judiciariser l'infraction criminelle. Cette décision ne signifie pas que des accusations ne sont pas déposées faute de preuves, mais plutôt qu'« on peut songer à traiter ce genre de manquement sans qu'il soit nécessaire de faire appel à l'appareil judiciaire », notamment afin de « mieux rationaliser l'utilisation des ressources imparties au système judiciaire et de ne pas stigmatiser indûment l'écart de conduite d'un contrevenant dont le comportement ne justifie pas une intervention judiciaire », selon les directives du DPCP.

« Le recours systématique aux poursuites criminelles afin de sanctionner des manquements peu graves tend à banaliser la comparution des contrevenants devant les tribunaux et risque de compromettre l'impact dissuasif qu'elle peut avoir sur ceux-ci », précisent aussi les directives du DPCP.

Le parcours de Lu Chan Khuong

Née au Cambodge en 1970, elle arrive au Québec à l'âge de 4 ans.

Elle devient avocate en 1997 après avoir obtenu un baccalauréat en droit à l'UQAM un an plus tôt.

Elle devient avocate au sein du cabinet Bellemare Avocats en 2000, où elle pratique essentiellement le droit administratif depuis 15 ans.

Elle décroche un MBA de l'Université Laval en 2003.

Elle donne des cours depuis 2007 en droit des affaires et administratif/constitutionnel à l'École du Barreau.

Elle devient présidente du Jeune Barreau de Québec en 2007-2008.

Elle est membre du comité exécutif du Barreau du Québec de 2009 à 2011

Elle accède au poste de bâtonnière du Barreau de Québec en 2010-2011

Elle est élue bâtonnière du Barreau du Québec le 22 mai 2015 avec 63 % des voix

- Louis-Samuel Perron, La Presse