«Les gens sont enragés. Il nous faut des réponses.» À 90 ans bien sonnés, Thérèse Malenfant résume en ces quelques mots un sentiment généralisé à L'Isle-Verte.

Les vestiges de la Résidence du Havre défigurent toujours le village. En pleine rue principale, cette vilaine balafre rappelle aux habitants que, ici, ils ont perdu un être cher. Un père, une soeur, un oncle, un ami. Mort brûlé ou asphyxié. Mort en appelant à l'aide. Mort en se jetant en bas d'un balcon enflammé.

Les pelles mécaniques et les camions ont emporté depuis longtemps le squelette calciné de l'édifice; le bureau du coroner est parti avec les 32 corps. Ou ce qui en restait. Ils ont laissé derrière eux un trou béant et un tas de questions.

«Tout le monde parle toujours de l'incendie. On veut savoir comment le feu a pris», martèle Diane Levesque, dont la belle-mère, Angéline Guichard, a péri devant ses yeux quand le balcon sur lequel elle s'était réfugiée s'est effondré dans un mur de feu. Son fils avait tenté en vain de trouver une échelle assez longue pour aller la chercher. «C'est épouvantable de mourir de même. On a besoin de comprendre ce qui est arrivé si on veut faire notre deuil.»

«On veut cesser de regarder vers l'arrière et se retourner vers l'avant», ajoute Thérèse Malenfant. La vieille femme habite l'autre résidence pour personnes âgées du village. La nuit du drame, elle a vu ses amis flamber par sa fenêtre.

Depuis, elle ne dort plus.

Sept mois après l'enfer, la Sûreté du Québec n'a toujours pas dévoilé les causes du sinistre. Les enquêteurs ont écarté la thèse d'une cigarette oubliée ou d'un geste volontaire. Ils croient que le brasier a pris naissance dans la cuisine. Ils ne disent rien de plus.

On sait aussi que le gardien de nuit est dans la ligne de mire des policiers, qui le soupçonnent de cacher quelque chose.

Comme pour mêler les cartes un peu plus, le propriétaire de la résidence, Roch Bernier, appuie publiquement la théorie de l'article de fumeur et rejette l'idée que les flammes aient pu naître dans la cuisine. Il critique notamment la vitesse de réaction des services d'urgence et réclame à hauts cris une enquête publique.

Dans les familles, chez les amis, toutes ces contradictions n'aident pas. Non seulement elles ramènent sans cesse le souvenir du drame, mais elles engendrent toutes sortes de rumeurs. Faute de vraies réponses, la population cherche des coupables.

Le gardien de nuit traité en paria

Dernièrement, un nom est sur toutes les lèvres. Celui de Bruno Bélanger, le gardien de nuit.

«Les gens disent tellement d'affaires, dit Diane Levesque. On se demande... Est-ce qu'il était à son poste ou pas?» D'autres sont plus accusateurs encore. «Je lui en veux», admet Jacqueline Dumont, qui a survécu in extremis grâce à un pompier qui est monté la chercher sur son balcon enfumé. Son mari n'a pas eu la même chance. Il est mort.

Selon nos sources, les enquêteurs de la Sûreté du Québec soupçonnent bien Bruno Bélanger de ne pas avoir tout dit dans son témoignage. Sur les conseils de son avocat, il a refusé de se soumettre au test du polygraphe.

Ces soupçons sont en train de faire de lui un paria à L'Isle-Verte. Difficile de passer inaperçu dans un village de 1500 âmes. Nous avons demandé une entrevue à M. Bélanger. Il a d'abord accepté, puis il a changé d'idée, sur le conseil de sa psychologue. «Je suis moralement trop vulnérable», a-t-il expliqué.

«Ça bouillonne trop, en ce moment. Dans le village aussi, ça commence à bouillonner. Je suis perçu différemment par les gens. Je le vois bien. Il y a des clans et je ne veux pas en rajouter.»

Son ancien patron, Roch Bernier, confirme que l'homme souffre beaucoup. «C'est comme de la torture, ce qui lui arrive.»

Un village à fleur de peau

Il n'est pas seul. En fait, personne ne va très bien, à L'Isle-Verte.

Sept mois ont passé, mais, pour plusieurs, la douleur est toujours aussi vive.

Quatre familles attendent encore que le corps de leur proche soit formellement identifié. Entre-temps, impossible d'organiser les funérailles. «On attend, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse? C'est sûr que ce n'est pas facile», lâche Charles-Hector Fraser. Son oncle Roméo Michaud est bien mort dans l'incendie, mais il ne reste pas assez de lui pour qu'on l'identifie. Rien à enterrer.

M. Fraser a aussi perdu sa soeur Madeleine dans l'incendie. Elle lui manque. Pour ne pas trop y penser, il se tient occupé. Il va parfois visiter une vieille amie qui a été sauvée le 23 janvier. Elle avait sa chambre au-dessus de celle de sa soeur. Ils parlent de tout, sauf de Madeleine. «Sinon, elle va se mettre à brailler. Moi, ça va finir par s'en aller. Mais elle va mourir avec la peine.»

Depuis janvier, certains villageois sont allés 28 fois à des funérailles. D'autres n'y sont pas allés du tout. Trop difficile.

Nicole Bélanger, ex-employée de la Résidence du Havre, n'a pas réussi à passer à travers les premières où elle s'est rendue. Quand elle a vu la photo format géant de Marie-Lauréat Dubé au salon funéraire, elle a craqué.

«J'ai pleuré tout le temps que j'offrais mes condoléances à la famille. C'est eux qui ont été obligés de me consoler. Puis j'ai pleuré tout le long à l'église. Je n'arrivais pas à arrêter.» Elle n'a pas eu le courage d'aller aux autres cérémonies.

Vivre avec un grand vide

«Les cicatrices vont rester encore longtemps. Mais en même temps, c'est arrivé. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse? Ils ne reviendront plus, maintenant. On a beau s'ennuyer, on ne peut pas pleurer tout le temps. Ça ne finirait plus.»

- Charles-Hector Fraser, frère de Madeleine Fraser, morte brûlée à l'âge de 86 ans

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«Ils ont retrouvé le corps de mon mari un étage en dessous de sa chambre. Les funérailles ont été très difficiles. Pensez-vous que ça a du sens de mourir comme ça? Je guéris tranquillement, mais ça va prendre du temps. Heureusement que j'ai mes enfants pour m'aider.»

- Jacqueline Dumont, survivante et veuve d'une des 32 victimes

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«Il m'a fallu trois mois avant de passer devant la résidence après le feu. Je suis allé sur le terrain. Il y avait un petit chapelet accroché à une pancarte disant «attentions à nos aînés». Je me suis mise à étouffer. Je n'arrivais plus à respirer. Je suis partie et je ne suis jamais retournée.»

- Nicole Bélanger, employée de la Résidence du Havre

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«Nos personnes âgées ne guériront pas de cette tragédie. Ils ont une peine profonde. Tout le monde connaissait quelqu'un qui est mort. C'est un vide incroyable pour notre communauté. Il est encore beaucoup trop tôt pour que ça cicatrise.»

- Monique Paquette, intervenante auprès des aînés

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«Ça fait un grand vide. On ne les voit plus, ces gens-là. Ils ne se promènent plus dans la rue. Ils ne viennent plus jouer aux quilles. Je me souviens d'une amie que j'ai amenée au salon de quilles chaque semaine durant trois ans. Elle est partie pour toujours.»

- Louis-Paul Côté, ami de plusieurs victimes

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«On a toujours une boule de douleur. On est encore ébranlés et il n'en faut pas beaucoup pour que les émotions débordent. Je viens [sur les lieux de l'incendie] chaque semaine. Le plus difficile, c'est quand je vois les cendres. Ces gens-là n'ont jamais demandé à partir comme ça. C'est atroce.»

- Roch Bernier, propriétaire de la résidence du Havre

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«Je repense au feu tous les soirs. Je ne dors pas la nuit. Je pense au monde, aux flammes. Je ne fais pas exprès. Ça me vient tout seul. Comme ça. Je crois que ça va me rester toute la vie dans la tête. C'est le cercueil qui va m'emporter ça.»

- Arnaud Côté, rescapé de la Résidence du Havre

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse

Sept mois après la tragédie, des gens viennent encore se recueillir à l'église devant les photos des victimes.

Deux destins, deux histoires

Arnaud Côté a gardé les signets de toutes les funérailles auxquelles il a assisté depuis sept mois. Une quinzaine, au moins.

Il nous les montre un à un en lisant à haute voix le nom du disparu. Quand il arrive au visage d'un ami plus intime, il commente doucement: «Lui, il était à ma table au dîner.» «Je jouais aux cartes avec celui-là.»

M. Côté habitait dans la section de la Résidence du Havre qui a échappé aux flammes. Le soir de l'incendie, il a sauvé trois femmes. Il est devenu un héros local.

L'une de ses rescapées est morte subitement cette semaine. «C'est des gens âgés», soupire le vieil homme. Il a conservé l'avis de décès paru dans le journal.

Il a eu la chance d'avoir une place dans l'autre foyer pour personnes âgées de L'Isle-Verte, la Villa Rose des vents. Une seule autre pensionnaire du Havre a pu y avoir une place. Les autres ont été envoyés ici et là dans la région. M. Côté, au moins, n'a pas perdu son village.

Dans son nouvel appartement, il pense aux amis perdus. «On était six à jouer aux cartes ensemble. Il ne reste que moi.»

À 84 ans, il ne fait pas semblant. Il ne s'est pas remis du choc. Il est hanté chaque nuit par les images et les souvenirs. Seule la tombe, dit-il, pourra chasser le mauvais rêve.

Guérir lentement

Aujourd'hui, Jacqueline Dumont arrive à raconter sans pleurer la nuit du 23 janvier. Sauf quand elle parle de son mari. Là, elle craque encore.

La femme de 85 ans a été sauvée par un pompier alors qu'elle appelait à l'aide de son balcon. Elle se souvient des tisons qui lui brûlaient le cuir chevelu. Son amoureux, Louis-Cyrice Martel, dormait dans une autre chambre. Ils ont retrouvé son corps dans la salle à manger. Il est tombé là quand l'édifice s'est effondré.

C'est à l'hôpital que les enfants lui ont annoncé l'irréparable. Elle était veuve. Il ne lui restait que la chemise de nuit qu'elle portait. Tous ses meubles, tous ses souvenirs étaient partis en fumée.

Les funérailles ont été particulièrement difficiles.

Dans son nouvel appartement, d'où on aperçoit un pan du mur de la Résidence du Havre, elle a accroché plusieurs photos de son mari que lui ont données les enfants. Le couple qui sourit à son 60e anniversaire de mariage, il y a cinq ans. L'homme sous un arc-en-ciel.

«Je guéris lentement, mais ça va prendre du temps, dit la femme. J'ai encore des images, mais ça me dérange moins.»

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse

Des signets recueillis par M. Côté aux funérailles de ses amis.