Des sanctions clémentes. Une pénurie de régisseurs. Et aussi d'inspecteurs, qui visitent en moyenne moins d'un bar par semaine... La Régie des alcools, des courses et des jeux est un « tigre édenté », affirme une source interne.

En 2013, deux personnes meurent dans une fusillade au bar Mezza Luna, à Montréal. Le propriétaire, Gino Nesparoli, est blessé : c'est lui que les assaillants tentaient d'assassiner. Le bar, qui détient une licence de loterie vidéo, est situé dans un centre commercial achalandé. Les tueurs auraient très bien pu faire d'autres victimes.

Pendant trois ans, Gino Nesparoli a pu exploiter le Mezza Luna et ses appareils de loterie vidéo (ALV) malgré l'opposition du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Lorsqu'il a pris possession du bar en mai 2010, M. Nesparoli s'était pourtant engagé à y interdire l'entrée à son père et son frère, qui trempaient depuis 2005 dans des activités criminelles graves.

Or, dès le mois d'août suivant, la police constate, à plusieurs reprises, la présence sur place de Sergio Nesparoli et son fils Sergio Junior. M. Nesparoli père se présente même parfois comme le propriétaire.

Gino Nesparoli se retrouve donc devant la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ). Devant les régisseurs, le SPVM s'interroge ouvertement « sur la capacité de Gino Nesparoli à tenir à l'écart de l'établissement le crime organisé ».

Malgré les témoignages des policiers, les régisseurs optent pour la clémence et n'imposent que 10 jours de suspension.

Trois ans plus tard, la fusillade survient. C'est seulement à ce moment-là que la RACJ se rend à l'évidence et suspend les permis du Mezza Luna.

« DONNER LA CHANCE AU COUREUR »

Des exemples comme celui-là, l'enquête de La Presse a permis d'en trouver des dizaines dans les archives récentes de la RACJ (voir l'onglet 3).

Un gérant de bar qui porte des t-shirts à l'effigie de groupes de motards criminels et qui a été reconnu coupable de trafic de stupéfiants au Net Bar d'Oka ? Huit jours de suspension. Des portiers et des gérants impliqués dans des agressions sur les clients au Billard Riviera de Vaudreuil ? Vingt-cinq jours de suspension. Des pare-brise fracassés dans le stationnement, le propriétaire qui casse un bras à un client au Bar Le Sportif de Rouyn ? Quinze jours de suspension. Du trafic de drogue à grande échelle par les propriétaires et les employés au sous-sol du Sports rock café de Montréal ? Soixante jours de suspension.

Des 744 décisions rendues par le tribunal administratif l'an dernier, moins de 10 % se sont soldées par une révocation des permis d'alcool ou d'ALV. Plus de la moitié des cas se terminent par une suspension des permis. Durée moyenne de la suspension : 7,2 jours.

« Les principes appliqués par la Régie depuis sa création [sont] de "donner la chance au coureur" », résumait en 2013 l'avocat du Billard Riviera (dont nous racontons les démêlés à l'onglet 3).

« La RACJ pourrait avoir beaucoup de dents et se faire respecter, estime plutôt une source interne. Mais la Régie est un tigre édenté. »

MANQUE D'INSPECTEURS ET DE RÉGISSEURS

Pas étonnant, puisqu'il n'y a que sept inspecteurs pour couvrir l'ensemble du territoire québécois et ses 1900 établissements qui détiennent des licences d'ALV. Il y a 10 ans, on en comptait presque deux fois plus. « Mais on couvrait aussi les hippodromes à l'époque », souligne la porte-parole de la RACJ, Joyce Tremblay.

Ces sept inspecteurs actuellement employés de la RACJ visitent en moyenne moins d'un établissement par semaine chacun. Année après année, depuis quatre ans, le nombre d'inspections dans les établissements stagne donc autour de 300.

Difficile pour la RACJ d'invoquer le manque de budget pour expliquer la situation : l'organisme, qui récolte autour de 39 millions en revenus, engrange année après année des surplus qui tournent autour de 20 millions. Les licences d'ALV, à elles seules, rapportent 6 millions par an.

S'il manque d'inspecteurs, de nombreux postes de régisseur sont également vacants depuis plusieurs mois. Actuellement, ils ne sont que 12 à siéger pour l'ensemble du Québec - en comptant la présidente et la vice-présidente de l'organisme, qui ne siègent pas au jour le jour -, alors que, dans la loi constitutive de la RACJ, l'organisme doit employer un minimum de 17 régisseurs.

C'est le gouvernement qui nomme les régisseurs, et ces nominations sont souvent de nature politique. Des neuf régisseurs en poste à Montréal et Québec, au moins cinq sont issus de la filière politique. Au premier chef, la présidente par intérim, France Lessard, qui a travaillé toute sa carrière dans le sérail libéral, jusqu'au bureau du premier ministre Jean Charest.

Chez les régisseurs, Liane Dostie a été conseillère au bureau du premier ministre sous Lucien Bouchard. Pierre H. Cadieux est un ancien ministre conservateur. Jocelyne Caron est une ancienne députée péquiste. Marc Savard, fils de Serge Savard, s'est présenté sous la bannière libérale en 2004.

« La RACJ, c'est un hôtel. C'est là où tout le monde va se faire placer politiquement », confie une source interne.

CHANGER LA LOI

Comment redresser la barre ? « Si le gouvernement n'est pas d'accord avec la façon dont la Régie exerce globalement son pouvoir discrétionnaire - s'il conclut qu'elle prend des décisions contraires à l'intérêt public -, il faut modifier la loi », répond Martine Valois, professeure de droit administratif à l'Université de Montréal.

Les régisseurs évaluent actuellement la gravité d'une situation sans trop de balises. « Parce que la loi ne prévoit aucun critère objectif, aucune norme pour la durée de la suspension. Il n'y a aucune règle disant : ça, c'est grave, alors ça mérite au minimum 30 jours ou une révocation du permis », souligne Mme Valois.

Autre option : faire du ministre de la Sécurité publique une partie à l'instance, afin qu'il puisse porter, au besoin, les décisions de la Régie en appel. Pour l'instant, il n'y a aucun risque que les décisions indulgentes de l'organisme soient contestées. Car les policiers n'ont pas ce pouvoir, précise Mme Valois : « Et l'avocat de la Régie faisant partie de la Régie, il ne va sûrement pas porter en appel la décision de son propre organisme ! »

Quatre décisions qui soulèvent des questions

UNE EMPLOYÉE DE LOTO-QUÉBEC DANS LA TOURMENTE

Pendant quatre mois, une employée de Loto-Québec a « exploité illégalement » le permis d'alcool du Resto Bar St-Jacques et sa licence de loterie vidéo. Julie Lefebvre y a par la suite vendu illégalement de la bière à 5 cents.

C'est ce que révèle une décision rendue en juillet par la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ). On y découvre aussi que le conjoint de la jeune femme, Roger Boutin, est resté responsable du fonctionnement du bar du quartier Saint-Henri, même s'il est accusé d'y avoir comploté et vendu de la cocaïne avec ses employés, en 2011. Et même s'il y a ensuite embauché « un gérant possédant des antécédents criminels en matière de drogue ».

Après l'arrestation de Roger Boutin, les régisseurs avaient jugé ses explications « invraisemblables ». Mais cela n'a pas empêché la Régie de faire fi de l'opposition du SPVM et d'accepter qu'il cède son permis d'alcool à sa conjointe, qu'il lui vende son resto-bar (devenu Pub Epoxy/Zec Café) et qu'il en demeure le patron.

Interrogé par La Presse, le porte-parole de Loto-Québec a indiqué que Julie Lefebvre venait d'être « rencontrée et suspendue le temps [qu'ils clarifient] l'ensemble de la situation ».

Même si la jeune femme n'a jamais fait l'objet d'accusation criminelle, elle n'a pas respecté les règles de la Régie en commençant à exploiter le bar avant que l'organisme ne l'autorise à le faire. « Il est clair qu'il y a eu manquement au code d'éthique des employés de Loto-Québec, que tout le personnel doit s'engager à respecter », précise le courriel de Patrick Lavoie.

Après avoir travaillé comme serveuse, Mme Lefebvre a commencé à « coordonner les besoins en téléphonie » des employés de la société d'État en janvier 2011. Dix mois plus tard, la police débarquait au Resto Bar et y trouvait, selon ce que rapporte la Régie, une boîte de métal et un sac à dos pleins de cocaïne, de même que « le système de comptabilité de la vente de stupéfiants », dans un coffre-fort que seul M. Boutin pouvait ouvrir.

Le plumitif indique que l'homme de 48 ans a plaidé non coupable et que son procès n'aura pas lieu avant septembre 2018... soit sept ans après son arrestation.

CHANDAILS DES HELLS

Le conjoint de la propriétaire du Net Bar d'Oka est reconnu coupable de trafic de drogue, car d'« importantes quantités » ont été trouvées dans la résidence du couple en 2006 et 2007. Gérant du bar, l'homme portait des chandails à l'effigie des Hells Angels. Des motards ont été vus dans son établissement « adjacent à un quartier résidentiel et une école primaire ». De plus, un client a été attaqué dans le stationnement et un autre y a subi d'importantes factures. La procureure de la RACJ plaide alors qu'il s'agit d'« éléments très graves qui justifient des sanctions exemplaires ». « Les condamnations criminelles datent de sept ans et depuis, aucune accusation n'a été portée contre lui », retiennent plutôt les régisseurs. D'après eux, le port du t-shirt à l'effigie des Hells « relève de l'insouciance ou de la méconnaissance de la part du gérant ».

SANCTION : huit jours de suspension des permis en 2016

PLEIN D'AMBULANCES

Un couple d'antiquaires sans la moindre expérience dans la gestion de bars fait l'acquisition du Bar Riviera, à Vaudreuil, en 2012. Le gérant de l'établissement, arrêté pour trafic de drogue, y est impliqué dans une bataille, révèle une décision de la RACJ. Quelques mois plus tard, le portier - qui a des antécédents judiciaires - blesse un client « transporté à l'hôpital dans un état inconscient ». Un autre client tombe du balcon. Et l'ambulance vient très souvent. Le gérant et le portier coopèrent peu et disent aux employés de ne pas appeler les policiers à moins d'un événement majeur. Quant aux propriétaires, ils « ont pris leur temps pour se débarrasser » des employés criminels. Ils « ont agi avec laxisme, on peut même dire avec négligence », juge la RACJ, mais elle prend note, comme facteur atténuant, « du manque d'expérience des actionnaires » et ne révoque pas leurs permis.

SANCTION : 25 jours de suspension des permis en 2013

COCAÏNE, MARIJUANA ET DES MILLIERS DE DOLLARS

Au bar Uncle Pete's, boulevard Saint-Laurent, de la cocaïne, de la marijuana, une balance contaminée et des enveloppes contenant des milliers de dollars sont saisies en 2007, dans le bureau verrouillé du sous-sol. Un barman est impliqué, tout comme le gérant de l'établissement, qui plaide coupable. Le propriétaire parle de ce dernier comme d'un « ami » ou d'« un client qui joue continuellement aux appareils de loterie vidéo » et qui surveille gratuitement l'établissement lorsqu'il doit s'absenter. Pourtant, en 2005, le propriétaire avait pris l'engagement formel de tenir son établissement à l'écart du trafic de drogue, rappellent les régisseurs. Questionné sur les fortes sommes qui se trouvent dans le tiroir-caisse, le propriétaire indique qu'elles servent à payer les clients qui gagnent aux appareils de loterie vidéo.

SANCTION : 35 jours de suspension des permis en 2009