Certains propriétaires se retrouvent souvent malgré eux avec leurs bâtiments condamnés. «Ici, c'est une zone de guerre!» s'exclame l'un d'eux, Steven Quon, devant ce monstre architectural rouillé et couvert de graffitis qui fut jadis la Canada Malting, une malterie du sud-ouest de Montréal.

Construit au début du XXe siècle, le bâtiment possède un intérêt patrimonial indéniable avec ses gigantesques silos hauts de 37 mètres, dont le plus ancien date de 1905. C'est la dernière construction du genre en Amérique du Nord. Des centaines d'employés y travaillaient après la Seconde Guerre, jusqu'à la fermeture de l'usine, en 1980.

 

Le père de Steven Quon en a fait l'acquisition au début des années 80 pour y entreposer du soya et du maïs. Les activités ont cessé peu de temps après et l'usine est à l'abandon depuis près de 25 ans.

Un quart de siècle à être la cible des vandales, graffiteurs, voleurs de métaux, de cuivre et de fils électriques.

Pour repousser ces envahisseurs, il n'y a que Steven Quon et une poignée d'employés, constamment en train d'ériger des murs d'acier et des barricades pour bloquer les accès.

Il y a tout juste quelques semaines, le groupe d'intervention tactique du Service de police de la Ville de Montréal a dû intervenir pour déloger des jeunes qui avaient trouvé refuge dans la forteresse abandonnée.

Du haut de leur perchoir - d'où on a une vue imprenable sur le mont Royal et le centre-ville -, ces intrus se sont amusés à lancer des briques et toutes sortes de projectiles aux policiers.

Le couvreur du garage voisin a assisté à cette scène à saveur médiévale. «Ils lançaient des briques par les fenêtres. Ils ont brisé toutes nos vitres, c'était l'enfer. Un de mes amis en a reçu une à l'estomac, il est tombé. Les policiers viennent ici 30 ou 40 fois par année et font maintenant une ronde presque quotidienne», raconte l'homme, qui refuse d'être identifié de peur de s'attirer les foudres des vandales.

Combat épuisant

Après des années de combat contre les visiteurs indésirables, les Quon sont épuisés. Ils veulent vendre depuis quelques années, mais aucun acheteur n'a fait d'offre concrète. «Les gens qui veulent l'acheter souhaitent démolir l'usine et construire des immeubles d'habitation», souligne André Riendeau, l'agent immobilier qui représente la famille.

Démolir le bâtiment coûterait entre 2 et 3 millions de dollars, estime Steven Quon. Pour démolir un immeuble classé au patrimoine, il faut au préalable obtenir un permis de la Ville. Pour ce faire, il faut démontrer que l'édifice est dangereux.

Un projet résidentiel à l'ancienne Canada Malting nécessiterait un changement de zonage, et les futurs acheteurs devront voisiner avec une entreprise de produits chimiques. Bref, plusieurs raisons susceptibles de rebuter d'éventuels promoteurs, au grand dam des Quon. «On aimerait déplacer l'entreprise d'à côté pour permettre le réaménagement de la Canada Malting», explique de son côté Normand Proulx, directeur de l'aménagement urbain et du service aux entreprises de l'arrondissement du Sud-Ouest.

La situation exaspère Gaétan Sirois, qui a déjà travaillé pour la Canada Malting. Lors de notre passage, il revenait pour la première fois sur les lieux de son ancien travail, après 26 ans. L'ancien employé était sans voix. «C'est un choc. Je me souviens que, à l'époque, il y avait 58 camions qui faisaient la file rue Saint-Ambroise pour prendre leur cargaison», raconte M. Sirois, devant les ruines de l'usine.

Visite guidée

Chaussé de bottes et d'un casque de sécurité, armé d'une lampe de poche, Steven Quon a profité du changement d'une barricade au rez-de-chaussée pour visiter l'usine. Nous l'avons accompagné.

L'endroit est un véritable labyrinthe aux escaliers rouillés et étroits, dont les pièces sont presque devenues des salles d'exposition de graffiteurs.

Il faut faire preuve de prudence en grimpant les escaliers puisque plusieurs marches manquent, de même que des rampes.

Même chose pour les épais planchers en béton et en brique, troués comme un gruyère à certains endroits.

Attirés par ce décor lugubre rempli d'immenses cuves et autres vestiges de l'usine, quelques producteurs y ont tourné des films, notamment Battlefield Earth, avec John Travolta.

Steven Quon craint que des jeunes ne s'introduisent à l'intérieur et se blessent. Il est d'ailleurs catastrophé par une vidéo récente diffusée sur le web, dans laquelle on aperçoit un ado d'environ 13 ans sauter d'un silo à un toit situé à 7 ou 8 mètres de distance et 10 mètres plus bas. Le jeune casse-cou s'en est tiré avec une jambe cassée, mais une telle cascade aurait pu lui être fatale.