Dans ce hameau de montagne habité par des Miao, les détonations de fusils n'effraient personne et sont saluées par des cris de joie: bienvenue dans le seul village de Chine où les autorités encouragent la possession d'armes à feu.

«Ici, on commence à prendre son fusil à l'âge de 15 ans», souligne Jia Xinshan, drapé dans un grand manteau noir, avant de glisser son index dans la gâchette de sa carabine sous les objectifs d'un groupe de touriste.

«Nous sommes le dernier ''clan'' armé dans toute la Chine», poursuit le jeune trentenaire, tendant le canon vers le ciel et tirant en l'air.

À Biasha, village perdu au sein de pics escarpés et verdoyants de la province du Guizhou (sud-ouest), l'essor des armes à feu remonte à l'époque où les tribus des montagnes alentour résistaient au contrôle de Pékin.

Fruit du processus d'intégration accompli par les minorités ethniques de la région, les villageois ont obtenu l'autorisation de conserver leurs propres fusils pour divertir les visiteurs de passage.

Une exception d'autant plus frappante que dans le reste du pays, Pékin, qui craint la contestation sociale et est obsédé par la sécurité, interdit farouchement la possession d'armes à feu.

D'où le succès croissant de Biasha auprès de touristes peu habitués à l'odeur de la poudre: «Autrefois, nos fusils servaient à défendre le village. Désormais, on les utilise pour impressionner les touristes», déclare Jia, qui assure des «démonstrations» quotidiennes.

Rébellions contre l'Empire

Les petits chalets de Biasha, accrochés à flanc de colline, abritent des membres de la minorité Miao, groupe ethnique d'environ 12 millions d'habitants aux traditions culturelles spécifiques.

En conflit ouvert avec les troupes impériales chinoises dès le 17e siècle, les Miao «ont acquis une très longue expérience des armes à feu», et ce dès 1681, selon l'historien Robert Jenks, un universitaire américain.

Les affrontements les plus meurtriers se déroulèrent au 19e siècle, avec plusieurs millions de morts selon des estimations d'experts.

Là encore, les Miao se distinguèrent par leur dextérité dans l'usage des armes -- tuant chaque jour entre 30 et 40 soldats chinois, selon le compte-rendu d'un mercenaire britannique en 1870, rapporté par M. Jenks.

Un terme est mis à leurs incessantes rébellions en 1872, avec l'exécution par l'armée chinoise des chefs de file de la révolte miao.

Après quoi, les «tribus de montagne» vont connaître «un processus d'adaptation au nouveau système d'État-nation», explique Siu-Woo Cheung, professeur à la Hong Kong University of Science and Technology.

En 1912, un an après la chute de la dernière dynastie impériale, les Miao se voient reconnaître par la République comme une ethnie distincte et dotée d'une autonomie limitée, statut que le régime communiste perpétuera après 1949.

L'attitude «accommodante» des Miao contraste vivement avec la contestation des Ouïghours musulmans et des Tibétains, rétifs à la tutelle de Pékin.

Le dernier armurier

Dans le village de Biasha ne reste plus aujourd'hui qu'un unique armurier. Dans son atelier, des déchets métalliques remplissent un panier d'osier.

«Il me faut deux ou trois jours pour fabriquer un fusil», assure cet artisan, Gun Laosheng. «C'est mon père qui m'a appris le métier. Il adorait les armes et n'était pas mauvais pour tirer les oiseaux sauvages».

Mais les belles parties de chasse appartiennent au passé, soupire M. Gun --dont le patronyme prédestiné n'a rien à voir avec le mot anglais.

«De nos jours, vous pouvez passer une journée à chasser sans être certain de tirer quoi que ce soit. Autant avoir un travail et acheter sa viande», observe-t-il.

De toute façon, la chasse a été pratiquement bannie par les autorités, pour la préservation de la faune sauvage, et les villageois se sont vus interdire de tirer avec leurs armes en dehors des démonstrations destinées aux touristes.

«Nous ne sommes même plus autorisés à acheter de la poudre! On est forcé d'acquérir nos munitions au marché noir», se désole un jeune du village sous couvert d'anonymat.

«Le gouvernement les autorise certes à garder les armes en leur possession, mais il est très inquiet de la production et la diffusion de fusils neufs», abonde Ning Jingwu, un réalisateur qui a vécu une année durant dans le village.

Non sans raison: des réseaux illicites ont prospéré, et à Guiyang, capitale provinciale située à 300 km de Biasha, la police a réalisé en avril une saisie de 15 000 armes.

À Biasha même, «les fusils ne sont plus qu'une attraction, un spectacle, c'est plutôt triste», déplore M. Ning.

Dans une ruelle pavée, un garçonnet de cinq ans pose pour une photo avec une réplique de fusil en plastique. Non loin de là, des visiteurs paient pour le frisson de tirer des salves en l'air.

Parmi eux, une jeune touriste de 27 ans, Tan Ying, commente: «Ils avaient des armes pour nous combattre, nous les Han. Mais maintenant, j'ai plutôt l'impression qu'ils nous ressemblent plus ou moins».