Psychiatre et historien, Jonathan Metzl s'est fait une spécialité de déboulonner les certitudes médicales. Dans le recueil d'essais Against Health, qu'il a édité, le chercheur américain attaque la lutte contre l'obésité, la dictature de la pensée positive chez les survivants du cancer et la tyrannie de l'allaitement. La Presse s'est entretenue avec cet iconoclaste dont les cibles vont des autorités de santé publique aux sociétés pharmaceutiques en passant par les psychiatres.

Q Votre livre s'intitule Contre la santé. Pensez-vous que les gens devraient cesser d'aller voir leur médecin?

R Non. Je suis psychiatre. Voir un médecin est une bonne chose. Mais il faut reconnaître que la médecine, la santé publique, la publicité des sociétés pharmaceutiques, la psychiatrie même, ont des dimensions politiques. L'objectif est d'augmenter la part de marché. L'important est d'être conscient des intérêts de chacun et d'en tenir compte.

Q Comment avez-vous eu l'idée de ce livre?

R J'ai d'abord étudié la psychiatrie, puis l'histoire culturelle. J'ai gardé ces deux professions. Mon premier projet de recherche portait sur les biais qui influent sur la façon dont la publicité pharmaceutique concevait les genres, qui a donné le livre Prozac on the Couch, puis je me suis penché sur les aspects politiques de la définition de la schizophrénie. J'ai décidé d'élargir la réflexion pour inclure une réflexion globale sur la médecine et la santé, voir ce qui est vrai scientifiquement et ce qui est une vision purement mercantile de la médecine ou prétexte au moralisme.

Q Pouvez-vous donner des exemples de domaines où la santé joue un rôle exagéré?

R La simple obésité - et je ne parle pas de l'obésité morbide - n'a jusqu'à maintenant pas été associée de manière indéniable à une mortalité prématurée. Pourtant, on consacre des fonds énormes, publics et privés, à cette question. Les récents débats sur le dépistage du cancer par la mammographie et les tests de prostate montrent bien que les patients ont des choix qui leur sont souvent cachés: faire un traitement ayant des effets secondaires très réels, au risque qu'il soit inutile, ou ne rien faire et avoir un risque plus ou moins grand de mourir d'une maladie tout aussi réelle. Les organismes de santé publique jouent aussi sur le flou: quand ils participent à des campagnes plus sociales, comme la promotion des transports en commun ou la lutte contre l'effet de serre, ils invoquent des arguments médicaux qui n'existent pas vraiment, ou qui ne sont pas aussi importants qu'ils le disent. Le problème, c'est que la santé est devenue un argument de poids. Normalement, on devrait pouvoir influencer un débat de société avec des arguments socioéconomiques, mais on dirait que, sans preuve médicale, personne ne nous écoute. On le voit avec le débat politique américain: la santé est politique.

Q En lisant Prozac on the Couch, on comprend que la misogynie de la psychanalyse a survécu dans la psychiatrie, ce qui explique pourquoi les femmes ont plus de diagnostics de dépression et de traitements aux antidépresseurs que les hommes. Peut-on résumer ainsi votre thèse?

R Je fais beaucoup d'efforts pour ne pas utiliser le terme misogynie. Vous ne le trouvez pas dans le livre. Je parle de biais et d'idées préconçues liés au sexe et plus particulièrement des anxiétés liées au genre (gender anxieties). On peut conclure de mes recherches que les hommes psychiatres éprouvent de l'anxiété vis-à-vis des femmes et que cela explique que la dépression soit plus souvent diagnostiquée chez les femmes que chez les hommes. Mais je ne veux pas faire cette affirmation moi-même.

Q Vos auteurs attribuent l'épidémie d'obésité à la fois au surmenage qu'impose la société moderne et à la crainte des riches que les pauvres leur ressemblent. Le manque d'exercice physique ne joue-t-il pas un rôle?

R Le stress socioéconomique et la pression du travail contribuent tous deux à la mauvaise santé. Il est bien documenté qu'il est difficile de trouver des aliments sains à prix abordable dans les quartiers pauvres. Pour ce qui est du lien entre obésité et richesse, il est indéniable que, jusqu'à tout récemment, être gros était un attribut des riches et que cela a changé. Peut-on en conclure que l'obésité est devenue négative parce qu'elle est maintenant un attribut de la pauvreté, ou qu'être mince est désormais une manière pour les riches de se distinguer des pauvres? Je pense qu'on sous-estime les sous-entendus culturels des paradigmes médicaux. Il est fort possible que des changements esthétiques culturels soient maquillés. Cela dit, il est indéniable que notre société est sédentaire et que la malbouffe est un problème. Je ne suis pas contre la biologie pure et simple, mais je pense qu'il est illusoire de penser qu'elle seule joue un rôle. Les forces sociales sont aussi importantes dans l'évolution de la santé d'une population.

Q L'automédication peut-elle être positive?

R Je pense que, dans le cas de la cigarette, il est indéniable que c'est une bonne chose que le tabagisme recule. Il y a un ostracisme intolérable vis-à-vis des fumeurs, mais les dommages causés par la cigarette sont bien réels. Je ne pense pas qu'on conclue un jour que les avantages de la cigarette dépassent ses inconvénients, même chez les personnes atteintes de maladie mentale, qui l'utilisent souvent comme automédication. Pour ce qui est de l'alcool, par exemple quand une femme enceinte décide de prendre un verre ou deux, le verdict est moins clair. Les autorités de santé publique disent que l'alcool, même s'il n'y a pas de preuve d'effet délétère à faible dose chez l'humain, devrait être évité parce que ce n'est pas une substance nécessaire. On est vraiment dans un cas où la morale intervient dans les débats de santé. De la même manière que le narcissisme des riches pour leur corps permet à la société d'exagérer les vertus de l'exercice physique.

Q Vous parlez de l'ostracisme que vivent les fumeurs et les obèses. Efface-t-il leur responsabilité à l'égard de ces problèmes de santé?

R Non, mais cet ostracisme est totalement inutile. On voit des gens fumer devant un immeuble et on ne se dit pas seulement «fumer est mauvais pour la santé», mais «ces gens qui fument sont mauvais». On voit une personne obèse qui se promène avec une boisson gazeuse format géant ou une boîte de beignets et on se dit «c'est déprimant». Les fumeurs et les obèses sentent cette désapprobation morale. Ça ne les aide pas du tout. Ça crée des ostracismes nouveaux, comme si la société en avait besoin et qu'elle voulait remplacer par des critères plus acceptables les anciens ostracismes basés sur le sexe, sur la race ou sur l'orientation sexuelle.

Q Les sociétés pharmaceutiques sont-elles responsables de cette distorsion de la santé?

R Elles reflètent la société. Elles ne sont pas innocentes, mais il y a une certaine facilité dans le fait de dire qu'elles sont responsables de tous les maux de notre système de santé. Nous avons un bon système de réglementation, mais qui a un certain parti pris culturel de respect excessif de l'autorité médicale. Dans ma pratique, je pense que les psychiatres gagneraient à être plus critiques vis-à-vis des études pharmaceutiques, mais qu'ils devraient continuer à prescrire des médicaments.

Q La solution réside-t-elle dans les thérapies alternatives?

R Non. Souvent, on rejette la médecine pour embrasser sans esprit critique les allégations des fabricants de produits naturels ou de médecines dites traditionnelles. Ce n'est pas mieux. On perpétue une obéissance aveugle à une autorité, qu'elle soit révolutionnaire ou réactionnaire. Il ne faut pas rejeter le principe de la publication revue par les pairs, simplement en connaître les limites et savoir reconnaître les défauts de conception des études, les biais de sélection et les conflits d'intérêts potentiels.

Photo: Living Photography

Jonathan Metzl est professeur de psychiatrie et d'études féminines à l'Université du Michigan.