Avec la fermeture soudaine de leur studio la semaine dernière, une centaine d'employés montréalais d'Electronic Arts (EA) ne recevront aucune compensation pour les heures supplémentaires qu'ils ont effectuées au cours des dernières semaines. La situation met en lumière une pratique éminemment sensible dans l'industrie du jeu, celle des nombreuses heures supplémentaires non rémunérées.

La centaine d'artisans du studio montréalais de Visceral Games, dans la Place Ville-Marie, mettaient un point final à la production d'Army of Two: The Devil's Cartel, quand la mauvaise nouvelle leur a été annoncée, jeudi dernier.

«Ils nous ont tous convoqués pour une réunion à 13h30 près des bureaux des ressources humaines, a raconté à La Presse Geneviève*, une employée qui a exigé l'anonymat, comme tous ceux à qui nous avons parlé dans ce dossier. Pendant ce temps, ils désactivaient nos accès à nos ordinateurs.»

Une mauvaise nouvelle venant rarement seule, la direction d'EA en avait une autre pour eux. «Ils ne paieront pas le temps compensatoire promis à la fin du projet», déplore Geneviève.

Le temps compensatoire est une formule très répandue dans l'industrie du jeu vidéo. Parmi les employés d'EA, on l'appelle «PTO», pour Paid Time Off. Chez Ubisoft, Warner, Eidos et les autres grands studios montréalais, on parle de temps compensatoire. Il s'agit de journées, de semaines, voire de mois de congé accordés à la fin d'un projet pour décompresser, selon ce que nous ont expliqué une demi-douzaine d'employés et de cadres de diverses entreprises interrogés sur le sujet.

Le sujet est si délicat que toutes les entreprises contactées pour ce dossier ont refusé de le commenter.

Questionnée sur le fait que les employés congédiés n'auraient droit à aucune compensation pour les heures supplémentaires récemment accumulées, une porte-parole d'EA a prudemment répondu par courriel. «Nous ne détaillons pas notre système interne de rémunération, cependant nous confirmons que chacun des salariés impactés se voit traité de manière respectueuse et en reconnaissance de leur contribution à EA.»

Sprint chaotique

Comme c'est souvent le cas dans ce domaine, les dernières semaines de production, appelées crunch dans le jargon, ont été effrénées chez Visceral Games Montréal. Les heures supplémentaires, non rémunérées et même non comptabilisées, se sont empilées.

«J'ai des collègues qui dormaient au bureau», indique Geneviève.

Leur licenciement a enrayé leurs plans, mais ces collègues s'attendaient en retour à pouvoir à tout le moins bénéficier d'un congé payé au terme du projet.

«Le temps compensatoire, c'est un congé que l'on donne pour dire: Prends le temps de te reposer parce que, oui, il y a des moments où tu as probablement trop travaillé», explique Philippe*, gestionnaire au sein d'un autre studio de la région montréalaise.

Ce sont les gestionnaires de projets comme Philippe, appelés producteurs dans le milieu du jeu vidéo, qui répartissent la cagnotte du temps compensatoire entre leurs employés. Ladite cagnotte, explique celui-ci, a été inscrite au budget de production du jeu dès le départ, en fonction notamment du nombre d'employés qui allaient mettre la main à la pâte.

Les critères d'attribution peuvent varier.

«J'essaie de me fier aux trois ou quatre derniers mois de production, confie Philippe. Je veux récompenser davantage ceux qui ont eu une bonne performance et ceux qui ont eu le plus grand impact sur le fait de livrer le jeu à temps. Il y en a qui ne crunchent pas tant que ça, soit parce que le projet est bien prévu, soit parce que leur poste ne le nécessite pas. À la fin de mon dernier projet, il y a des programmeurs qui ont couché ici. Eux autres, ils ont besoin de se reposer.»

Mais pour les employés, ces critères peuvent évidemment paraître bien subjectifs.

«Si le producteur est ton ami, c'est sûr que ça aide», raconte Paul*, un artiste qui a participé à des projets d'importance chez Ubisoft et Warner Brothers.

Chez EA, les employés avaient droit à entre 3 et 15 jours de «PTO» après un projet, indique Geneviève. Chez Ubisoft, Philippe évalue que la période de temps compensatoire oscille entre deux et six semaines.

Malgré tout, certains employés n'ont pas l'impression d'y trouver leur compte. Paul a eu droit à deux jours de congé au terme d'un projet terminé l'année dernière. «Tout le monde était surpris et posait des questions. Le producteur nous a dit que c'était une journée pour 40 heures de temps supplémentaire.»

Informel

Parce qu'ils sont pour la plupart payés sur une base annuelle (voir autre texte), les employés du secteur du jeu vidéo n'ont que très rarement droit à des heures supplémentaires payées directement comme tel, à taux et demi.

«Il faut qu'ils te le demandent spécifiquement et ça n'arrive à peu près jamais. Mais ils te donnent du travail pour plus de huit heures par jour. Et si tu veux rentrer des heures supplémentaires dans ta feuille de temps électronique, ça ne marche même pas, elle ne passe pas.»

Jérémie*, un programmeur qui a perdu son poste chez EA la semaine dernière, confirme lui aussi qu'on n'exige ou autorise que très rarement de «vraies» heures supplémentaires. «Il n'y a personne pour nous forcer. C'est toujours demandé avec beaucoup de politesse. C'est implicite.»

«Chez Ubisoft, si tu ne le faisais pas, on te le remettait sur le nez dans ton évaluation, rajoute Paul. On te disait des choses comme: Tu n'es pas un joueur d'équipe, les autres sont restés et pas toi.»

Dans un univers de production aussi éclaté que celui du jeu vidéo, comptabiliser les heures supplémentaires relève de l'utopie, défend pour sa part Philippe, le gestionnaire.

«On n'est pas dans un mode où on peut réellement compenser les heures supplémentaires. Ce serait très compliqué. Comment faire pour vérifier qui est resté? On n'a pas vraiment de moyens pour mesurer.»

Ces heures additionnelles sont, en contrepartie, inévitables, selon lui. «Ce n'est pas une industrie où nous sommes capables de prévoir les délais d'exécution aussi précisément que dans le manufacturier, par exemple.»

*Nom fictif