Ottawa va consacrer plus d'un demi-milliard de dollars d'ici cinq ans, et 52 millions par année par la suite, à aider les scientifiques canadiens à exploiter le big data - qu'on appelle aussi données massives ou mégadonnées -, ces masses de données générées par l'activité numérique, qu'il s'agisse des médias sociaux, de la recherche médicale ou du suivi par satellite du transport maritime.

Si des chercheurs saluent l'investissement fédéral, des entrepreneurs technos déplorent qu'il ne soit pas accompagné d'une stratégie nationale de mise en valeur de ces données massives et de protection de la vie privée.

L'aide fédérale, annoncée mardi dans le budget Morneau, sera affectée principalement à l'amélioration du réseau de superordinateurs géré par Calcul Canada, un organisme fédéral qui vise à fournir des services informatiques de pointe aux chercheurs canadiens.

Cet investissement est un très bon signal quant à l'intérêt du gouvernement Trudeau envers les données massives, estime Gilles Savard, directeur général de l'Institut de valorisation des données (IVADO), un centre de recherche affilié à l'Université de Montréal, HEC Montréal et Polytechnique.

« L'IVADO est un grand consommateur des capacités de calcul et de stockage de Calcul Canada, dit-il. Cet argent va servir à mieux s'adapter aux données que nous utilisons dans le cadre de nos recherches en intelligence artificielle, par exemple. »

Les ordinateurs utilisés par Calcul Canada et sa filiale Calcul Québec coûtent des centaines de milliers de dollars par année rien qu'en climatisation et en alimentation électrique, fait valoir M. Savard. La performance de leurs processeurs doit aussi être sans cesse augmentée.

STRATÉGIE GLOBALE

Des chefs d'entreprises technologiques auraient toutefois souhaité qu'Ottawa profite de ce nouveau budget pour annoncer l'adoption d'une stratégie globale sur les données massives.

« Ces données ne sont pas réglementées et touchent des aspects sans cesse croissants de notre pays », a écrit Jim Balsillie, cofondateur de Research in Motion et président du Conseil des innovateurs canadiens, dans une lettre ouverte publiée par le Toronto Star à l'approche du budget.

« Sans stratégie nationale, soutient-il, le Canada risque de devenir non seulement une économie de succursale à bas prix pour les ingénieurs et scientifiques informatiques, mais aussi un État-client, subordonné militairement et politiquement aux pays » qui maîtrisent ces données, comme la Chine et les États-Unis.

Il cite en exemple le réseau social Facebook, « qui a été bâti exclusivement sur le principe de la surveillance de masse », et Google, à laquelle le conseil municipal de Toronto a confié le développement d'un quartier complet de la ville, sous prétexte d'en améliorer l'efficacité grâce à l'accumulation de données.

« Je ne suis pas surpris qu'une telle stratégie ait été omise dans le dernier budget fédéral, parce que le gouvernement commence à peine à réaliser que cela doit être une priorité pour des raisons de sécurité nationale et de prospérité économique. » - Jim Balsillie, cofondateur de Research in Motion, dans un courriel transmis à La Presse

« Tout le data généré par les villes, les aéroports, les infrastructures de communication est une ressource nationale qui pourrait être utilisée pour créer de la valeur », estime Tim Delisle, PDG de la start-up montréalaise Datalogue, spécialisée dans le traitement des données massives.

Selon Jean-Sébastien Cournoyer, partenaire du fonds de capital de risque montréalais Real Ventures, les gouvernements doivent aussi s'impliquer dans la récolte et la mise en ligne de ces données en vue de soutenir le développement des entreprises canadiennes.

« Le gouvernement devrait-il, par exemple, installer des capteurs au coin des rues - ce qui ne coûterait pas nécessairement très cher - afin de contribuer à l'implantation des véhicules autonomes, et permettre à des entreprises locales de devenir des leaders mondiaux dans ce créneau ? », demande-t-il.

L'entreprise de systèmes de points de vente infonuagiques montréalaise Lightspeed dessert 50 000 détaillants et restaurateurs qui facturent pour 17 milliards US de revenus par année, fait valoir son PDG Dax Dasilva. « Cela génère une quantité énorme de data que nous mettons ensuite à la disposition de nos clients », dit-il.

« En les croisant par exemple avec des données sur les conditions météorologiques, la circulation automobile ou les changements démographiques qui seraient rendues disponibles à travers une stratégie nationale, nous serions mieux en mesure de les aider à déterminer comment lancer des campagnes publicitaires ou quels rabais annoncer », précise-t-il.

M. Dasilva estime que le commerce des données doit faire partie de la renégociation en cours de l'Accord de libre-échange nord-américain. « Il faut s'asseoir à cette table avec une stratégie en main », affirme-t-il.

IMPORTATIONS EN HAUSSE

Selon une étude du département américain du Commerce, les Canadiens ont importé des États-Unis en 2016 pour 28 milliards US de services reliés aux technologies de l'information, soit une hausse de 50 % en 10 ans.

Et encore, notent les auteurs de l'étude, ces sommes ne tiennent pas compte des transactions en apparence gratuites comme les services de courriel, le stockage de données et les médias sociaux.

En janvier, le président français Emmanuel Macron a suggéré que l'Union européenne se dote d'une stratégie nationale sur les données massives afin de contrer la puissance croissante des États-Unis et de la Chine dans ce domaine.

Si l'intention d'Ottawa à ce sujet reste à préciser, une réflexion est en cours au Québec, indique Gilles Savard, de l'IVADO. « Le Comité d'orientation pour la création de la grappe québécoise en intelligence artificielle, auquel je siège, se penche sur cette question et fera connaître son plan stratégique à la fin de mars », dit-il.

28 milliards US

Exportations américaines de services reliés aux technologies de l'information au Canada, 2016

14 milliards US

Exportations canadiennes de services reliés aux technologies de l'information aux États-Unis, 2016

4 %

Croissance annuelle des ventes américaines de technologies de l'information au Canada, 2006-2016

2,8 %

Croissance annuelle des ventes canadiennes de technologies de l'information aux États-Unis, 2006-2016