Dans son livre Smarter than you Think, le journaliste new-yorkais d'origine torontoise Clive Thompson expose comment l'humanité pourrait se servir de l'intelligence artificielle plutôt que de se voir remplacée sur les lieux de travail par les robots. À la fin janvier, il était à l'Université Concordia pour discuter de l'influence grandissante des jeux vidéo dans nos vies, et pas seulement chez les gamers.

Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la civilisation numérique ?

J'ai été frappé par l'évolution du grand maître des échecs Gary Kasparov. En 1997, il a été battu par l'ordinateur Deep Blue d'IBM. L'année suivante, il a décidé de lancer les échecs « collaboratifs », où les grands maîtres se servent d'ordinateurs pour explorer les bases de données historiques de parties. On en est arrivés à une situation où dans ces parties de « centaures », les grands maîtres peuvent être battus par des novices aux échecs qui sont particulièrement habiles à collaborer avec les ordinateurs, à exploiter les suggestions de mouvements proposées par l'intelligence artificielle. Je pense que c'est l'avenir de l'humanité : se servir de l'intelligence artificielle pour être encore meilleur, un peu comme les robots industriels améliorent la performance des ouvriers au lieu de les remplacer.

Quel rôle jouent les jeux vidéo dans cette évolution sociale ?

C'est l'importance de la collaboration. J'ai toujours vécu dans un monde dominé par les jeux vidéo. Jeune, je retrouvais mes amis à l'arcade de la rue Yonge à Toronto et nous entourions les meilleurs joueurs de Space Invaders pour apprendre d'eux. Avec les jeux collaboratifs sur l'internet - j'ai un souvenir très net de Virtua Fighter 2 -, on a pu échanger des trucs et réfléchir aux problèmes des jeux avec des gens aux quatre coins du monde. C'est l'intelligence des foules.

Un exemple de cette intelligence collaborative ?

Les mouvements sociaux des 5 à 10 dernières années y ont tous fait appel. Le Printemps arabe, le mouvement Black Lives Matter, les manifestations contre la culture du viol sur les campus américains, autant d'exemples de l'utilisation des réseaux sociaux pour mettre au point la meilleure stratégie. En Chine, jamais le gouvernement n'aurait prêté attention aux problèmes environnementaux sans les campagnes sur les réseaux sociaux, impossibles à faire taire par la censure. Mais on retrouve également cela dans des domaines plus prosaïques. J'aime jouer de la guitare. Je me souviens d'avoir lu dans un forum de discussion une notice d'un guitariste amateur britannique qui avait trouvé une pédale Baldwin des années 60. Elle était brisée. Un millier d'adeptes de cette pédale mythique ont relayé des images de la pédale démontée et en deux heures, on avait mis au point un manuel de réparation avec les schémas des connexions.

La surveillance des télécommunications par les agences d'espionnage pose-t-elle un réel problème pour monsieur et madame Tout-le-Monde ?

Évidemment. Il y a tout d'abord le risque que l'État abuse de cette masse d'informations. Ça s'est vu dans l'histoire, pensez à l'Allemagne des années 30. L'État pourrait aussi perdre le contrôle de ces bases de données : les systèmes informatiques gouvernementaux sont loin d'être sécuritaires. Mais plus fondamentalement, cette surveillance mine la confiance envers les gouvernements et complique la tâche des donneurs d'alerte, comme Edward Snowden. De plus en plus de gens utilisent l'internet profond, comme Torrent, inaccessible pour les espions. Ça va être un phénomène de masse dans les cinq prochaines années.

Certains commentateurs craignent que l'accès constant aux réseaux sociaux, particulièrement chez les jeunes, ait des conséquences néfastes, notamment sur l'anxiété. Qu'en pensez-vous ?

Il est sûr qu'il est plus difficile pour un jeune de se retirer dans sa chambre pour panser ses plaies quand il a un revers social. Mais je pense que ces problèmes sont beaucoup moins importants que les avantages de pouvoir partager ses passions, par exemple le snowboard, avec d'autres gens que son groupe d'amis immédiat. Un jeune planchiste va pouvoir échanger sur le sujet avec un astrophysicien suisse dans la trentaine. Et les ados vont toujours réussir à se rebeller : devant la pression de la perfection, on voit maintenant apparaître sur Instagram la mode des « autoportraits laids ».