« Ramène-nous une médaille ! »

La phrase est d’une cruelle banalité. Lancée d’un ton badin, sans aucune arrière-pensée, elle fait office d’encouragement. Et malgré toute la charge de bienveillance que peuvent porter ces quelques mots, il n’y en a pas beaucoup qui horripilent davantage Bruny Surin.

L’ex-sprinter, qui est le chef de mission de la délégation canadienne en vue des Jeux olympiques de Paris dans un an, se rappelle parfaitement avoir entendu ce souhait avant les JO d’Atlanta, en 1996. Ceux au cours desquels il a certes gagné la mythique médaille d’or au relais 4 x 100 mètres. Mais aussi ceux au cours desquels il a raté la finale du 100 m, alors qu’il était pourtant parmi les meilleurs de la discipline.

Surin se souvient avec précision des heures menant à l’épreuve individuelle. Sa nervosité, mais son dégoût, surtout. « Je n’aimais pas ce que je faisais. »

Pourquoi je voulais une médaille ? Pour mes amis, pour mes parents, pour la société, pour mes commanditaires. Je n’étais pas dans l’équation.

Bruny Surin

Au cours d’une longue entrevue accordée à La Presse, Surin explique de quelle manière il a « retourné » la situation. Comment il a mieux respiré par la suite. Et pourquoi il déteste encore autant, 27 ans plus tard, entendre « ramène-nous une médaille ».

« C’est dit de façon naturelle, mais quand tu y penses… Imagine te mettre dans les souliers de l’athlète qui se fait dire : tu dois nous ramener une médaille. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Le 27 juillet 1991, Bruny Surin (4) devance Ben Johnson (141) au 100 m des Championnats canadiens d’athlétisme au Centre Claude-Robillard, à Montréal.

Au cours de sa carrière, et encore longtemps après son retrait de la compétition, il a vu trop d’athlètes, toutes disciplines confondues, être anéantis par une médaille d’argent. Tomber en dépression ou porter pendant des années le poids de ce qu’ils considèrent comme un échec.

« C’est débile ! », laisse tomber l’homme de 56 ans. Aussi conscient soit-il du côté compétitif du sport d’élite et de l’irrésistible appétit du podium, il répète un message aussi simple que chargé aux athlètes qu’il croise : « Pensez à vous. »

« On veut tous gagner, mais il faut faire la part des choses », précise-t-il, en référence aux athlètes eux-mêmes, évidemment, mais aussi à leurs entraîneurs, à leurs fédérations sportives… et au public.

S’il était entraîneur, il conseillerait à ses protégés de quitter les réseaux sociaux des mois avant les Jeux. « Les attentes, c’est pesant », lance-t-il. Et les critiques, souvent lancées de manière spontanée, peuvent être dévastatrices.

Il assure que le Comité olympique canadien n’a pas établi de cible de médailles pour Paris. « On veut regarder [les performances] dans leur globalité, mais pas médaille par médaille. »

Non seulement il appuie cette vision « à 100 % », mais il veut s’en faire un ambassadeur. Après tout, une victoire sans panache vaut-elle davantage qu’une défaite au terme d’une performance magistrale ?

Il donne l’exemple de son expérience de père, avec l’une de ses filles, qui a longtemps joué au tennis.

Lorsqu’elle était enfant, « je l’ai vue perdre un match, pleurer et ne pas comprendre que je la félicite », raconte Surin.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Bruny Surin

Elle s’était battue, elle avait donné son 100 %. Mais je l’ai aussi vue gagner des matchs avec une attitude dégueulasse, sans respect pour son adversaire. Ça, ça ne me rendait pas fier, et je lui ai dit. Oui, tu peux gagner, mais pas de cette façon-là.

Bruny Surin, à propos de son expérience de père d’une joueuse de tennis

À exactement un an de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris, Bruny Surin ne tient pas en place.

En qualité de chef de mission, il est le porte-parole de la délégation canadienne et parcourt le pays pour aller à la rencontre des athlètes, afin de les connaître sur une base individuelle et de mieux comprendre leur discipline. Il s’est ainsi entraîné avec des boxeurs et a tenté de maintenir son équilibre sur un canoë – « Je savais que c’était tough, mais pas autant que ça ! »

Il se rend aussi à leur disposition pour des conseils ou du mentorat, « au besoin », sans se substituer à leurs entraîneurs ou à leur entourage habituel.

Au cœur d’années troubles pour plusieurs fédérations sportives canadiennes, dont certaines sont secouées par des scandales de maltraitance, il se fait aussi un devoir de vérifier que chaque personne évolue dans un environnement sain. « Sans mettre le chapeau du gars qui va tout régler, je leur demande s’ils se sentent écoutés, si tout est optimal pour eux, s’ils ont besoin de quoi que ce soit. Il y a un dialogue qui se fait. »

Son rôle de chef de mission, il en rêve depuis des années. Il avait d’abord tenté sa chance en vue des JO de Londres, en 2012. Puis pour ceux de 2016, à Rio. Puis pour ceux de Tokyo, en 2020, reportés d’un an en raison de la pandémie de COVID-19.

Ce travail est à la hauteur de ses attentes, et même davantage, ajoute-t-il. « J’adore ça ! »

Surin parle avec fébrilité de Paris, des lieux de compétition à Versailles ou au pied de la tour Eiffel, de la cérémonie d’ouverture sur des bateaux sur la Seine.

Il ne nie pas les défauts des Jeux, dont l’aspect « business », dans ses propres mots, est devenu inévitable. Des reportages décrivent déjà l’écœurantite des Parisiens devant l’ampleur des chantiers déployés dans la capitale française ou leur désespoir face aux milliers d’euros qu’il en coûtera pour louer un appartement quelques nuits l’été prochain.

L’ex-coureur souligne toutefois que la majorité des installations qui seront utilisées sont déjà existantes, ce qui évitera de laisser des éléphants blancs à l’abandon après la quinzaine olympique. Et que la construction des infrastructures met à contribution des entreprises locales. On est loin du Qatar qui, à l’approche de la Coupe du monde de soccer en 2022, a bâti ses stades en réduisant des travailleurs à l’état d’esclaves, note-t-il.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Bruny Surin rêve de son rôle de chef de mission depuis des années.

Cela ne fait pas de la France un pays parfait, lui souligne-t-on. Et il acquiesce. La mort de Nahel, adolescent de 17 ans abattu par un policier, a provoqué des manifestations monstres partout au pays plus tôt cet été. L’évènement a ravivé de vieilles blessures, remettant au cœur de l’actualité les inégalités et les tensions raciales dans un pays qui se targue d’être le berceau des droits de l’homme.

Les athlètes canadiens seront-ils libres de prendre position, s’ils le désirent, sur les enjeux de leur choix ? Absolument, assure Surin. Les comités olympiques international et canadien imposent certaines règles au cours des compétitions mêmes. Autrement, si un micro est brandi sous le nez d’un athlète, personne ne le musellera.

Je ne suis pas un gars qui manifeste, mais j’ai ma façon de parler et de penser, et je l’ai toujours assumée. On n’empêchera pas les athlètes de parler, pas du tout.

Bruny Surin

Une fois les Jeux amorcés, son rôle sera d’être un « cheerleader » pour les athlètes, pas un moralisateur.

Il est encore plus emballé du fait que les Jeux de Paris marqueront un retour à la normale après deux olympiades édulcorées par la pandémie de COVID-19. À Tokyo, en 2021, Surin a vu tomber des records du monde d’athlétisme dans des stades déserts. Il ne se peut plus à l’idée d’accompagner des athlètes vers de « vrais » Jeux.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Bruny Surin et Glenroy Gilbert enlacés avec le reste de l’équipe qui a remporté le relais 4x100 mètres aux Jeux d’Atlanta, en 1996.

« C’est fou, ce qui va arriver là, s’enflamme-t-il. J’ai la chance de dire aux athlètes : vous allez faire partie de ça, faire partie du show. Ils sont très, très excités. Pour moi, c’est comme un cadeau. Tu ne peux pas savoir combien ça me fait plaisir. »

Et de répéter, encore une fois : « Ça va être fou. »

Vingt-sept ans après Atlanta, Surin ne se demande plus pourquoi il est là. Plus jamais il ne pense à tourner les talons lorsqu’il est en route vers le travail.

Il y va plutôt en courant.

Qui est Bruny Surin ?

  • Né en Haïti le 12 juillet 1967, il est arrivé au Canada à l’âge de 7 ans.
  • Sprinter d’élite, il a été champion du monde du 60 m en salle en 1993 et en 1995.
  • Quadruple olympien (1988, 1992, 1996 et 2000), il a remporté la médaille d’or au relais 4 x 100 m aux Jeux d’Atlanta.
  • Il partage avec Donovan Bailey le record canadien au 100 m de 9,84 secondes.
  • Depuis sa retraite de la piste, il a été gérant d’athlètes, entrepreneur, conférencier et philanthrope.
  • En mai 2022, il a été nommé chef de mission en vue des Jeux de Paris.