On appelle ça « l’effet papillon » : un évènement à première vue anodin provoque des répercussions inattendues.

Le congédiement de Mike Babcock la semaine dernière s’est transformé en « effet papillon » du hockey. Si son ampleur demeure incertaine, les choses ont déjà changé : la vieille loi non écrite selon laquelle « ce qui se dit dans le vestiaire reste dans le vestiaire » est lézardée. Des joueurs humiliés dénoncent les traitements dont ils ont été victimes. Le hockey arrive au XXIe siècle, et c’est tant mieux.

Compte tenu de la renommée de Babcock, son renvoi a fait la manchette partout au pays. Mais cette décision des Maple Leafs de Toronto ne dépassait pas le cadre sportif : un entraîneur mis à la porte quand son équipe va mal, ce n’est rien d’exceptionnel.

PHOTO CHRISTOPHER KATSAROV, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Mike Babcock a été congédié par les Maple Leafs de Toronto la semaine dernière.

Peu après, une révélation du Toronto Sun a changé la donne : Babcock a sciemment mis dans l’embarras sa recrue Mitch Marner en 2016-2017. Il lui a demandé d’établir un classement de ses coéquipiers selon leur ardeur au jeu. Le jeune homme s’est plié à l’exercice. Comment refuser l’ordre d’un homme aussi puissant et auréolé que Babcock lorsqu’on amorce sa carrière dans la LNH ?

Hélas pour Marner, Babcock a révélé à des joueurs dont les noms se trouvaient au bas de la liste l’endroit où leur jeune coéquipier les avait placés. Ceux-ci ont eu la générosité de passer l’éponge. Ils ont compris l’absence de scrupules de leur patron, qui profitait ainsi de la naïveté d’un jeune homme à peine sorti de l’adolescence.

La divulgation de l’épisode a fait très mal paraître Babcock qui, en réponse à un journaliste de Sportsnet, a dit regretter son geste. Non, a-t-il admis, ce n’était pas la meilleure manière de sensibiliser Marner à l’importance de l’éthique de travail… Cette histoire s’est ajoutée aux commentaires très durs à l’endroit du coach lancés par Mike Commodore, un ancien défenseur de la LNH.

Pour Akim Aliu, un joueur né au Nigeria et ayant grandi au Canada, tout cela a servi de déclic. Lundi dernier, dans un message sur Twitter, il a écrit : « Pas surprenant ce qu’on entend à propos de Babcock. La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre, même genre d’affaire avec son protégé à YYC [code de l’aéroport de Calgary]. Il m’a balancé plusieurs fois le mot qui commence par “N” dans le vestiaire durant mon année [en tant que] recrue parce qu’il n’aimait pas mon choix de musique. »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @FATMOUTHSPORTS

Akim Aliu

L’entraîneur des Flames de Calgary, Bill Peters, était l’homme visé. Ses liens avec Babcock existent depuis les rangs universitaires, indique une dépêche de l’Associated Press.

Selon Aliu, Peters a prononcé ces insultes racistes durant la saison 2009-2010, alors qu’il dirigeait les IceHogs de Rockford, dans la Ligue américaine. Aliu a poursuivi en disant s’être alors rebellé contre Peters : « Ne l’auriez-vous pas fait aussi ? », a-t-il demandé.

Peters, ajoute Aliu, l’a sanctionné en le dégommant dans un circuit inférieur malgré sa bonne saison. Un ex-coéquipier, le Québécois Simon Danis-Pépin, a corroboré les faits. « Akim est un ami et on se parle encore. Un jour, il m’a demandé si j’allais le “backer” si on en venait à ça », a-t-il déclaré mardi au 98,5 FM.

Cette conversation est survenue bien après les faits, signe de la profonde blessure psychologique subie par Aliu. « Ce n’est pas [un entretien] récent, mais ça ne fait pas 10 ans non plus, a expliqué Danis-Pépin. On se parlait de nos souvenirs, du bien et du mal qu’on avait vécus… »

Danis-Pépin se souvient de la capacité de travail d’Aliu, un gars qui demeurait « plus longtemps que tout le monde » dans le gymnase et sur la glace après les entraînements. Pourtant, un excellent article de TSN nous apprend qu’il s’était fait la réputation d’un joueur « difficile » au moment d’amorcer sa carrière professionnelle. La raison évoquée met en lumière un aspect terrible de la culture du hockey. Chez les juniors, Aliu a refusé de se soumettre à l’initiation réservée aux recrues : se tenir debout nu dans la toilette de l’autobus de l’équipe.

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Oui, « l’effet papillon ». Après Aliu, le joueur tchèque Michal Jordan a aussi dénoncé sur Twitter le comportement de Peters, l’accusant de l’avoir frappé à l’époque où il dirigeait les Hurricanes de la Caroline : « On ne souhaite jamais de mal à quelqu’un, mais tu as ce que tu mérites, Bill », a-t-il écrit.

L’entraîneur-chef des Hurricanes Rod Brind’Amour, alors déjà membre de cette organisation, a confirmé mercredi la véracité de cette allégation.

L’ancien joueur Daniel Carcillo a ensuite dénoncé Hockey Canada. Il a accusé l’organisme d’avoir fermé les yeux sur des incidents survenus dans des équipes dirigées par des membres de la célèbre famille Sutter, après leur carrière de joueur.

Cette parole libérée est un phénomène nouveau dans le hockey. Historiquement, ce qui s’est dit dans le vestiaire est resté dans le vestiaire, sauf rares exceptions. Des joueurs ont parfois révélé des humiliations subies durant leur carrière, mais souvent dans des biographies où il s’agissait d’un élément parmi de nombreux autres.

Le hockey est un sport conservateur à l’extrême. Les joueurs apprennent très vite à ne pas remettre en question le pouvoir en place, même quand ses responsables l’exercent sans jugement et au mépris de la décence élémentaire. La nouvelle génération se montrera plus pugnace.

Dans des commentaires publiés par le Toronto Star, Mitch Marner a invité les joueurs à raconter leur vérité s’ils en ressentent le besoin. L’acceptation béate des diktats des gradés ira en diminuant.

C’est évidemment une mauvaise nouvelle pour les entraîneurs qui ont franchi les bornes. Peters paie aujourd’hui le prix de ses préjugés, de son mépris et de sa méchanceté. Son exemple ne passera pas inaperçu. Et le milieu du hockey devra s’adapter, pour le plus grand bien de tous.

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Dans un monde idéal, des changements seraient survenus plus tôt dans la LNH. Et cela dans tous les secteurs touchant l’intégrité physique et psychologique des joueurs.

Il aurait fallu imposer le port du casque protecteur et de la visière plus tôt, il aurait fallu agir contre la violence plus tôt, il aurait fallu être conscient des dangers des coups à la tête plus tôt, il aurait fallu parler des conséquences des commotions cérébrales sur la qualité de vie des anciens joueurs plus tôt. Mais peu à peu, les barrières sont tombées même si, dans le cas des chocs au cerveau, beaucoup de travail reste à faire.

Depuis quelques jours, c’est la violence psychologique qui est dénoncée. Oui, il aurait aussi fallu que ce soit plus tôt. Mais bravo à Akim Aliu d’avoir parlé. Il n’a pas connu la carrière espérée sur la glace, mais il marque à sa façon l’histoire de la Ligue nationale.