Le corps scruté, morcelé, détesté. Soumis à la privation, à la purge. Que l’on apprend, à force de temps, de soutien, d’encouragement, peu à peu à accepter, à aimer. Parfois en l’écrivant, en le décrivant, en le dessinant. En faisant partager son expérience.

Marie-Noëlle Hébert : faire du beau avec du vide

PHOTO JULIE ARTACHO, FOURNIE PAR LA MAISON D’ÉDITION

Marie-Noëlle Hébert

« La grosse laide ». C’est le titre de sa première bande dessinée. Mais aussi le qualificatif que Marie-Noëlle Hébert s’est elle-même donné longtemps, trop longtemps. Pendant toutes ces années d’enfance et d’adolescence où elle a porté un regard dur, sans appel, sur son apparence. Où elle sentait le vide. La solitude.

En 2013, elle s’est décidée. Les mécanismes de son « obsession », elle souhaitait les comprendre. Pour y parvenir, celle qui est employée à temps plein à la STM s’est mise à concevoir une « autobiographie sur le poids et l’estime de soi ». Puisant dans ses journaux intimes, interrogeant ses parents, relisant les commentaires de ses professeurs sur ses travaux scolaires. « Pour mieux comprendre ma personnalité. Quel type d’enfant j’étais », confie-t-elle d’une voix douce.

Elle a compris qu’elle était timide, sensible. Et triste. Souvent très, très triste. Chose qu’elle s’est appliquée à retracer dans sa bande dessinée. Spontanément, elle a choisi le noir et blanc. Il rendait trop bien son isolement. Et la dureté. Celle des autres. La sienne envers elle-même.

Écrivant au présent, dessinant au crayon graphite, Marie-Noëlle Hébert a décortiqué cette lutte quotidienne qu’elle a menée contre son physique. Le « dénigrement de son corps morcelé ». Les listes d’aliments auxquels elle s’empêchait de toucher. Et ces phrases assassines, souvent camouflées en conseils prétendument bienveillants. « Mets pas de vêtements serrés », « Porte juste des couleurs foncées », « T’as assez mangé ». « Moi-même, il m’est arrivé de dire à une petite fille : “Oh, tu es belle !”, remarque-t-elle. Me remémorer mon expérience m’a permis de me corriger, de m’observer. »

Vers l’isolement

PHOTO FOURNIE PAR XYZ

La grosse laide

En observant, l’illustratrice-autrice a également capté à quel point les rassemblements, les soupers de famille et les récrés pouvaient devenir terrifiants. « C’était bizarre. J’étais à table avec des gens que j’aimais, mais ils se permettaient des commentaires sur moi. Tranquillement, ça m’a isolée. » Tout comme l’école l’a fait. « Ce n’était pas un lieu rassurant. »

Je longeais les murs, le visage caché dans un livre. Je ne voulais pas que l’on me remarque.

Marie-Noëlle Hébert

Ce que l’on remarque aujourd’hui, c’est le talent immense de celle qui n’a pourtant suivi qu’un seul cours de dessin, en illustration publicitaire. D’une durée de trois mois. Capter les sentiments, traduire la peine de son double, Marie-Noëlle l’a appris toute seule. En prenant de gros plans de son propre visage grâce à « un vieux miroir grossissant » offert par sa grand-maman. Et des centaines de photos, de vidéos. Précision : de mauvaise qualité. « Pour freiner ma fascination pour le dessin réaliste. Pour ne pas aller troooop loin dans le détail. »

Sur le papier

Justement, question détail, elle insère un autoportrait où elle se pèse. Découpé sur trois cases. « Comme une caméra qui descend », ajoute l’ex-étudiante en cinéma à l’Université de Montréal. « À une époque, je détestais individuellement chaque partie de mon corps. Et je voulais montrer cette fragmentation. »

Car il est long, très long, le cheminement vers l’acceptation de soi. Mais écrire, illustrer aide, assure-t-elle. « Tout le poids que je sentais sur mes épaules s’est posé sur le papier. Le sentiment de vide a été remplacé par du plein. Par du sens. Ma relation avec mes parents aussi a évolué. J’ai fait du beau avec mes dessins. »

La grosse laide. Marie-Noëlle Hébert. XYZ. 104 pages.

Jackie Kai Ellis : les recettes du bonheur

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Jackie Kai Ellis

« Chaque fois que j’entrevoyais mon corps, je le disséquais en milliers de minuscules composantes à scruter, une par une. J’ai vécu dans un perpétuel état de torture, de faim, de punition et de déni pendant de nombreuses années », écrit Jackie Kai Ellis dans La mesure de mes forces.

Une autobiographie à la couverture romantique, recouverte de roses. Tellement jolie que l’on s’attend à un Eat, Pray, Love en mode léger. Il y aura de la nourriture, des prières et de l’amour, certes. Mais surtout un mariage malheureux, une solitude immense, une dépression foudroyante. Et une interminable « guerre silencieuse » menée contre la nourriture.

Au départ, Jackie Kai Ellis ne voulait pas raconter ce pan de sa vie. Revenir sur la limite de calories imposée, sur le thé qu’elle buvait pour se donner l’impression de satiété, sur cette quête du « poids idéal, du pantalon idéal, du moi idéal » ? Surtout pas.

Pourtant, « idéale » est assurément l’adjectif que, de l’extérieur, beaucoup auraient été tentés d’apposer au parcours de cette Vancouvéroise souriante, brillante, élégante. Une graphiste respectée devenue journaliste et pâtissière couronnée de succès.

Terrifiant plongeon

PHOTO FOURNIE PAR QUÉBEC AMÉRIQUE

La mesure de mes forces

Non, Jackie ne voulait pas raconter les mois de restrictions, les crises de boulimie. Jusqu’au jour où elle s’est dit : « Le secret donne du pouvoir aux choses négatives. »

Elle s’est donc lancée. A écrit. Malgré la douleur terrassante causée par ce plongeon dans son passé. Dans cet état. « Il a fallu que je me souvienne ce que c’était, détester son corps à ce point », raconte-t-elle.

Je sentais beaucoup de chagrin pour cette femme que j’avais été. J’avais envie de lui donner un câlin. De lui dire : « Ça va aller. »

Jackie Kai Ellis

C’est d’ailleurs ce qu’elle souhaite dire à ceux qui liront ce récit imprimé sur des pages colorées. Notamment le bleu. Couleur de l’espoir. L’espoir d’une vie dans laquelle elle mord désormais à pleines dents, dégustant chacun de ces instants qu’elle qualifie, dans son beau français, de « juteux ». Comme ce déclic qui s’est produit lorsqu’elle est partie à Paris, pour étudier la pâtisserie. « Gâteau opéra, saint-honoré, île flottante », énumère-t-elle. Et baba au rhum. Un classique dont elle donne la recette à ses lecteurs. « La Ville Lumière a été mon excuse pour me dire : je dois manger. Goûter à toute la nourriture à laquelle j’ai si longtemps rêvé. Je n’ai plus de temps à perdre. »

La mesure de mes forces. Jackie Kai Ellis. Québec Amérique. 320 pages.

Patrice Saucier : sortir de l’engrenage

PHOTO PATRICK LEMAY, FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Patrice Saucier

« L’obsession de l’image parfaite fait beaucoup de dégâts », remarque Patrice Saucier. L’auteur québécois en sait quelque chose. Se disant longtemps insatisfait de sa silhouette, il s’est un jour mis à perdre du poids. Très vite. Et beaucoup.

« Je trouvais ça grisant, confie-t-il. Je sentais que ma transformation plaisait autour de moi. Je me disais : pour une fois, je réussis quelque chose de bien. » Sa santé, par contre, s’est mise à souffrir. Très vite. Et beaucoup. « Ce qui m’a sauvé, c’est l’inquiétude de ma famille, de mon épouse. »

Mais le souvenir de ce moment où il a « mis le doigt dans l’engrenage et presque été à sa perte » était vif. Il a voulu le décortiquer, s’en inspirer. D’autant que l’anorexie au masculin reste un sujet peu, trop peu, exploré. C’est de là qu’est né Où vas-tu comme ça… Un roman ou plutôt, comme il le qualifie, « une allégorie sur l’apparence de soi chez les hommes ».

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS MICHEL LAFON

Où vas-tu comme ça…

Célébrer la nourriture

Le protagoniste de son récit romancé est le fils d’une « famille de Rockefeller québécois qui se croient tout permis ». Un jeune homme timide, maladroit. Que son père ne regarde pas. Jusqu’à ce qu’il devienne accro au sport, accro aux kilos qui fondent. Pour composer son récit, Patrice Saucier a effectué des recherches, lu des témoignages, puisé dans ses propres souvenirs.

Comme Marie-Noëlle Hébert, il décrit la panique qui prend durant les repas de famille. Les commentaires insidieux. Le combat intérieur. La dégringolade. Et comme chez Jackie Kai Ellis, c’est ailleurs que la guérison survient. Dans un lieu où l’on célèbre la nourriture, les plaisirs de la table. À Venise. « C’était ma manière de montrer que l’on peut réussir à refaire sa vie. » À dire, aussi, que les choses peuvent aller mieux. Qu’il n’y a pas de mal à demander de l’aide. « C’est un appel aux garçons et aux hommes qui souffrent intérieurement à s’accepter tels qu’ils sont. À écouter leur cœur, à en parler. »

À l’écrire, à le raconter, à le lire aussi.

Où vas-tu comme ça… Patrice Saucier. Éditions Michel Lafon. 220 pages.