Le port flottant envisagé à Gaza sera un formidable défi d’ingénierie. Mais derrière l’opération humanitaire se cache un drôle de paradoxe. Marc-André Dagenais, professeur agrégé au département de génie civil du Collège militaire royal du Canada à Kingston, et François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires, répondent aux questions de La Presse.

Le plan annoncé par les États-Unis est ambitieux. En quoi ?

Marc-André Dagenais : On parle d’un port avec une capacité commerciale. Il y aura un quai principal pour le déchargement des bateaux et un pont flottant jusqu’à la plage. De cette ampleur-là, à ma connaissance, il n’y a que les Américains qui peuvent en construire en seulement deux mois.

Deux mois, ça paraît long, non ?

M.-A. D. : Deux mois pour construire un port avec des capacités commerciales, c’est extrêmement rapide considérant la longueur du pont flottant. Le problème à Gaza, c’est que l’eau est très peu profonde sur la rive. Il faut donc construire un pont flottant assez long pour qu’un navire en eau profonde soit capable de décharger au large. On parle d’un pont d’une longueur de 550 mètres.

À quoi ressemble ce pont ?

M.-A. D. : C’est un pont en sections constitué de barges en acier. Il y en a des motorisées et des non motorisées, qu’on assemble les unes derrière les autres. Ces barges ont pour la plupart une dimension de 27,4 m de long sur 6,4 m de large, assez pour deux voies de circulation. Imaginez : il faut faire 550 m avant d’arriver à une distance où l’eau est assez profonde pour construire un quai, donc on doit attacher un bon nombre de barges ensemble.

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Comment flottent ces barges ?

M.-A. D. : C’est un assemblage de pontons. La Navy utilise des blocs de base, des caissons fermés appelés basic building blocks. Chaque barge non motorisée pèse 68 tonnes. Elle a aussi des barges motorisées et d’autres avec des grues pour l’assemblage. C’est un vrai système de Lego avec des capacités multiples pour assembler et désassembler.

Est-ce que la longueur de l’assemblage complique l’opération ?

M.-A. D. : Plus le pont est long avec un gros quai à l’extrémité, plus il est susceptible d’être soumis à des courants marins. Pour pallier ça, on attache des câbles à des ancrages sur la rive. Certaines des barges sont motorisées et peuvent être mises à contribution pour contrecarrer les effets des courants marins. Des navires expressément prévus pour ça sont attachés au quai, avec des hélices pivotant à 360 degrés, et corrigent la position du quai constamment. Plus les courants marins sont importants, plus ça va nécessiter des moyens comme ça. Ils l’ont déjà fait, mais 550 mètres, c’est quand même long.

Donc ce n’est pas inédit ?

M.-A. D. : On l’a vu en Haïti. Au Honduras, dans un contexte d’aide humanitaire. Plus récemment en Antarctique. C’est exactement comme la tête de pont qui avait été construite en 1944 suite au débarquement en Normandie. Mais cette fois, c’est à une échelle beaucoup plus grande.

Pourquoi pas simplement un quai principal, sans pont flottant, mais avec de plus petits bateaux pour acheminer les conteneurs ?

M.-A. D. : L’armée américaine calcule que le moyen le plus efficace pour transporter et ravitailler, c’est d’avoir un quai de calibre commercial et un pont pour aller à la plage. Ce système a été conçu pour une capacité de mouvement de cargo de 6666 tonnes par jour, donc c’est un va-et-vient continu de véhicules à roues. Amplement suffisant, selon moi, pour les besoins qu’ils veulent atteindre.

Le paradoxe américain : l’avis de l’humanitaire

PHOTO OHAD ZWIGENBERG, ASSOCIATED PRESS

Une colonne de fumée s’élève dans le ciel après une attaque israélienne dans la bande de Gaza, jeudi dernier.

Selon François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires, l’option du port flottant reste une solution de dernier recours, en raison de l’impossibilité d’utiliser la voie terrestre.

La réalisation s’annonce par ailleurs « très complexe » sur le plan logistique. « On a près de 400 km en bateau qui sépare Chypre des plages de Gaza. Ce n’est pas à côté, donc ça va nécessiter une chaîne d’approvisionnement continue », explique l’ancien humanitaire.

« Ça ne veut pas dire qu’en arrivant sur la plage, tout est résolu, ajoute-t-il. Parce qu’on n’est pas équipé du tout pour assurer une distribution adéquate avec de grandes capacités logistiques. Il y a de gros points d’interrogation, parce qu’il y a des centaines de milliers de gens qui ont faim et qui sont prêts à tout pour survivre, alors on peut s’attendre à un chaos énorme. »

M. Audet regrette, enfin, que ce soit l’armée américaine qui soit responsable des opérations. Il y voit une forme d’instrumentalisation politique, ainsi qu’un « désaveu complet » des opérations humanitaires impartiales.

Encore plus absurde : les États-Unis vont ravitailler Gaza, tout en continuant de fournir des armes à Israël. Hypocrisie ? « Ça donne ce que j’appelle des bombes et du beurre, conclut-il. D’un côté, on bombarde, et de l’autre côté, on montre sa bonne volonté d’apporter un baume sur le massacre qui est en train de se passer à quelques centaines de mètres de là. C’est un peu paradoxal de rentrer là-dedans les yeux fermés… »