(Paris) L’hôpital Ahli Arab à Gaza a-t-il été touché par un tir israélien ? A-t-il été victime d’une roquette défectueuse tirée côté palestinien ? Des civils ont-ils été tués par dizaines, ou par centaines ? Les analystes interrogés en fin de semaine par l’AFP n’excluaient aucun scénario de manière définitive après cette tragédie survenue mardi soir et dont Israël et le Hamas se rejettent la responsabilité.

Mais les experts interrogés par l’AFP se montrent globalement sceptiques concernant l’hypothèse d’une frappe aérienne classique, telle que l’armée israélienne en a par exemple mené sur Gaza en représailles à l’attaque du mouvement islamiste palestinien le 7 octobre sur Israël.  

Une analyse renforcée vendredi soir par la Direction du renseignement militaire français (DRM), qui a estimé que « rien ne permet de dire » que c’est « une frappe israélienne ».

L’AFP a enquêté en interrogeant des spécialistes de l’armement, en analysant des images authentifiées et en les recoupant avec différents témoignages disponibles.

Que montrent les images disponibles ?

Une vidéo réalisée depuis Gaza par la chaîne qatarie Al-Jazeera, que l’AFP a pu authentifier, montre le moment exact où une explosion survient sur le site de l’hôpital Ahli Arab, mardi à 18 h 59 heure locale (15 h 59  GMT). D’autres vidéos de caméras de surveillance côté israélien montrent également cette scène.

Devenue virale, cette vidéo montre le départ vers le ciel d’un projectile lumineux qui disparaît soudainement en plein vol dans un grand flash. Moins de dix secondes plus tard, surviennent au sol deux explosions, dont une sur le site de cet hôpital situé dans le nord de Gaza, comme l’AFP a pu confirmer grâce à des outils de géolocalisation.

D’autres vidéos, diffusées en ligne après l’explosion et authentifiées par l’AFP, laissent entrevoir plusieurs voitures brûlant sur un stationnement au centre de l’hôpital, un amas de débris au sol ainsi qu’un nombre important de corps étendus par terre, dont ceux de plusieurs enfants.

Des vidéos réalisées le lendemain par l’AFP à l’hôpital montrent des voitures calcinées sur le stationnement. À côté du stationnement, une pelouse jonchée de vêtements, d’effets personnels et tâchée de sang par endroits, semblant indiquer que des personnes y campaient. Apparaissent aussi de nombreuses vitres brisées sur les bâtiments situés autour. Et au sol de vraisemblables traces d’impact, dont au moins un cratère de taille réduite.

PHOTO MAXAR TECHNOLOGIES PAR REUTERS

Une image satellite montre le site le lendemain de l’explosion

D’après les autorités de Gaza, le site abritait des centaines de blessés et malades, et des civils venus s’y réfugier.

« Nous étions en train d’opérer, il y a eu une forte explosion et le plafond est tombé sur la salle d’opération. C’est un massacre », a déclaré le Dr Ghassan Abu Sittah, de l’ONG Médecins sans frontières.

« Les gens étaient éparpillés dehors dans les jardins et sous les arbres. D’un coup tout est devenu noir, avec des corps et du sang partout », a témoigné auprès de l’AFP Mohammed Qriq, résidant de Gaza.  

« Par crainte des bombardements on est venu ici [à l’hôpital]. On a senti une roquette le toucher, tout l’endroit a été bombardé. On s’est dirigé vers d’autres lieux à proximité. Les corps étaient en pièces, des personnes âgées, des enfants, des femmes », a également déclaré Waleed, un autre résidant.

Quelles causes possibles ?

Sur les réseaux sociaux, des internautes s’affrontent pour déterminer la cause de l’explosion, certains défendant la thèse israélienne d’une roquette défectueuse tirée depuis Gaza dont les débris seraient retombés sur l’hôpital, d’autres mettant en cause une frappe de l’aviation israélienne.

Les analystes interrogés par l’AFP restent prudents et n’excluent aucun scénario de manière définitive. Ils jugent toutefois peu vraisemblable qu’une frappe israélienne classique soit impliquée dans ce drame, s’étonnant notamment des dégâts limités sur les bâtiments entourant le stationnement et pointant l’absence d’un gros cratère comme peuvent le faire certaines armes israéliennes.

PHOTO REUTERS

À ce stade, très peu d’images montrent l’intérieur des bâtiments

« On a du mal à faire le lien entre la forte explosion au sol [visible sur la vidéo d’Al-Jazeera, NDLR] et les faibles dégâts observés sur l’hôpital. On dirait que l’hôpital lui-même n’a pas été touché », souligne notamment Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), constatant que l’essentiel des dégâts observés se situe sur le stationnement, les pelouses attenantes et les façades des immeubles.

À ce stade, très peu d’images montrent toutefois l’intérieur des bâtiments.

« L’hypothèse la plus probable, c’est la retombée d’un projectile sur les voitures qui étaient là et une explosion du réservoir d’essence de plusieurs de ces voitures », analyse cette chercheuse spécialisée dans la géopolitique et les forces armées au Moyen-Orient.

Les dégâts visibles « sont cohérents avec l’hypothèse de morceaux de moteur, par exemple, de roquette, qui tombent suivant un alignement balistique, projetant des débris, des matériaux enflammés, et créant un effet de souffle », estime pour sa part Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale (DSI).

« Il y a des dommages sur les bâtiments. On voit des tuiles arrachées, des vitres brisées au niveau de l’hôpital et des impacts dans les murs ». Pour autant, « aucun bâtiment n’est frappé directement » alors que « si vous visez un bâtiment avec les munitions et les capacités de ciblage dont disposent les Israéliens, normalement vous touchez ce bâtiment », détaille cet expert. Selon lui, les zones d’impact se caractérisent par « de tout petits cratères […] Ce qui a sauté là n’est pas énorme » et « ne correspond pas aux armes utilisées par les Israéliens ».

« Le cratère visible au sol n’est pas très gros. Pour moi, ce n’est pas une bombe larguée par un avion mais plus un mortier ou quelque chose comme ça », pointe pour sa part une source militaire française, bonne connaisseuse des explosifs, ne souhaitant pas être identifiée.

« Il y a pas mal de roquettes qui ont des incidents de tir », a fait valoir mercredi soir auprès de l’AFP un haut responsable européen du renseignement. « Israël n’a probablement pas fait ça », d’après les « pistes sérieuses » de renseignement dont ses services disposent.

« Un matériel de qualité militaire aurait fait infiniment plus de dégâts. On le voit quand Israël bombarde, ils détruisent des bâtiments en une seule frappe », analyse Xavier Tytelman, consultant aéronautique-défense et rédacteur en chef numérique du magazine Air et Cosmos.

Le stationnement de l’hôpital aurait-il alors pu être la cible d’un tir — volontaire ou non — de l’armée israélienne ? « Même si c’était une bavure et qu’ils avaient visé à cet endroit-là par erreur, il n’y a pas de bombe israélienne qui fait ça. Un effet d’une bombe JDAM [utilisant un guidage GPS, NDLR] est incomparable avec ce qu’on a vu là », estime M. Tytelman.

Une munition plus petite aurait-elle pu être employée ? Une micro-munition larguée par exemple par drone, un tir au canon depuis un aéronef ou un tir de missile tiré par hélicoptère ? Sans complètement exclure de tels scénarios, les analystes interrogés par l’AFP les jugent peu compatibles avec les images disponibles et donc peu vraisemblables.

La Direction du renseignement militaire (DRM) français s’est — chose rare — directement exprimée vendredi sur le sujet, décrivant sur le site de l’explosion un « trou » — et non un cratère — d’environ un mètre sur 75 cm et de 30 à 40 cm de profondeur.

Or « il faut environ cinq kilos d’explosifs pour produire cet effet, assurément moins de dix kilos », explique la DRM, estimant dès lors que l’hypothèse d’une bombe ou d’un missile israélien n’est pas possible car la charge minimale de ce type d’armement est très largement supérieure.

Un engin de la sorte — bombe ou missile — aurait formé un cratère beaucoup plus grand, juge le renseignement militaire français, estimant en revanche qu’une charge de cinq kilos est cohérente pour des roquettes acquises ou fabriquées par les Palestiniens.

« L’hypothèse la plus probable est une roquette palestinienne qui a explosé avec une charge d’environ 5 kilos », juge la DRM.

Accusations mutuelles

Quoi qu’il en soit, Palestiniens et Israéliens se rejettent la responsabilité du tir.

« Il n’y a pas eu de tirs de l’armée depuis la terre, la mer ou les airs qui ont touché l’hôpital », a affirmé à la presse le général Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne qui a diffusé des cartes et un enregistrement audio qu’elle présente comme une conversation entre deux membres du Hamas évoquant la responsabilité du Djihad islamique, un autre groupe armé actif dans la bande de Gaza.

Sur le réseau X, un influenceur israélien, réputé proche du premier ministre Benyamin Nétanyahou, avait pourtant annoncé après l’explosion que « l’armée israélienne [avait] frappé une base terroriste du Hamas dans un hôpital de Gaza », avant de rétropédaler peu après affirmant avoir basé son message sur des articles de presse « erronés ».

Un porte-parole de l’armée israélienne, Jonathan Conricus,  a répété ces derniers jours que ce n’était « pas une bombe israélienne car il n’y a pas de cratère sur les photos ».

Le Djihad islamique a lui qualifié mercredi de « mensonges » les accusations israéliennes, affirmant que c’est une bombe larguée par un avion de l’armée israélienne qui a causé la tragédie.

« Cet horrible massacre a été perpétré à l’aide d’un arsenal militaire américain dont seul l’occupant [Israël, NDLR] dispose », a affirmé mercredi le Hamas.

Nombre incertain de victimes 

Les photos et vidéos de l’AFP montrent des dizaines de corps dans des draps, des couvertures ou des sacs mortuaires.

Selon le Hamas, l’explosion a fait au moins 471 morts parmi des déplacés du conflit qui s’abritaient dans l’enceinte de l’hôpital.

Un haut responsable européen du renseignement, interrogé par l’AFP, a lui évalué à « quelques dizaines » le nombre de morts de cette frappe.

Une note du renseignement américain dont l’AFP a pu consulter jeudi des extraits situe quant à elle le bilan humain « probablement dans le bas d’une fourchette comprise entre 100 et 300 » morts.