« La nuit est terrible. C’est le pire cauchemar. » Depuis plus d’une semaine, Ibrahim Isbaita craint la tombée du jour. C’est le moment où les raids israéliens s’intensifient sur la bande de Gaza, raconte au téléphone l’homme de 30 ans.

Il travaille normalement comme traducteur et chargé de projets pour un centre venant en aide aux personnes traumatisées. Ces derniers jours, il accompagne des journalistes étrangers dans l’enclave palestinienne pour les aider dans leur travail. « On a rencontré des mères qui doivent prendre la plus difficile décision le soir : est-ce qu’on dort tous au même endroit ou est-ce que nous devrions nous disperser pour augmenter les chances qu’un d’entre nous survive ? », rapporte-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR IBRAHIM ISBAITA

Ibrahim Isbaita, à Gaza

Depuis le 10 mai, les hostilités font rage entre les groupes armés de la bande de Gaza et l’armée israélienne. Le Hamas, au pouvoir dans la bande de Gaza et désigné groupe terroriste, est le meneur des barrages de tirs de roquettes vers Israël, qui ont fait 12 morts et au moins 300 blessés. Les raids israéliens ont tué au moins 213 Palestiniens, dont 63 enfants, et blessé plus de 1440 personnes, selon le ministère de la Santé de Gaza.

L’armée israélienne affirme cibler des militants et des infrastructures du Hamas, installé parmi les civils, et viser les tunnels du groupe. Des avertissements de l’armée sur l’imminence de l’attaque contre des bâtiments ont aussi permis aux habitants d’évacuer les lieux. Mais la bande de Gaza, où s’entassent 2 millions d’habitants, est densément peuplée et les Palestiniens dénoncent l’absence d’endroits sûrs où se réfugier. Quelque 72 000 Palestiniens ont été déplacés dans les derniers jours, et les dommages collatéraux restent lourds.

Dans les bâtiments modernes en Israël, il y a des abris antibombes. Nous, nous n’avons rien de ça.

Usama Antar, analyste politique joint par téléphone à Gaza

Usama Antar vit lui-même au septième étage d’un immeuble à Gaza, avec sa femme et leurs quatre enfants.

Appels au cessez-le-feu

Après plus d’une semaine, les appels au cessez-le-feu de la communauté internationale se font de plus en plus pressants.

Lors d’une conférence de presse à Ottawa, mardi, le premier ministre Justin Trudeau a d’ailleurs déclaré que son gouvernement travaillera avec la communauté internationale pour désamorcer la situation et éviter plus de pertes de vies civiles.

De son côté, la France a déposé mardi soir une résolution devant le Conseil de sécurité de l’ONU, en coordination avec l’Égypte et la Jordanie, qui demande un cessez-le-feu dans ce conflit.

PHOTO SARAH MEYSSONNIER, ASSOCIATED PRESS

Rencontre entre le président français Emmanuel Macron, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le roi Abdallah II de Jordanie, mardi

Les organismes sur place, eux, demandent au moins une trêve, pour permettre l’entrée de matériel et de personnel.

Aide humanitaire bloquée

« L’une des problématiques sur la situation sanitaire, c’est la durée du conflit. En termes de fatigue du personnel soignant, en termes de capacité de stockage », explique Sarah Château, responsable du programme Palestine à Médecins sans frontières, établie à Paris. Déjà, le nombre de poches pour les dons de sang est « en limite », donne-t-elle en exemple. Des chirurgiens et des anesthésistes, notamment, se tiennent prêts à entrer dans la bande de Gaza dès que cela sera possible.

L’agence des Nations unies UNRWA a aussi lancé un appel « urgent » au gouvernement israélien pour permettre l’entrée de ressources d’aide humanitaire.

Le point d’entrée a été ouvert brièvement mardi, avant de refermer en raison de tirs de mortiers provenant de groupes armés à Gaza, selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, qui rapporte que seulement 5 des 24 camions d’aide humanitaire ont pu accéder au territoire.

Le seul laboratoire de COVID-19 de la bande de Gaza a été touché lundi. Avant le début de l’escalade militaire, le taux de positivité élevé des tests suscitait l’inquiétude.

« On continue d’avoir tous les cas de COVID, on était en train d’avoir une nouvelle vague, dit Mme Château. Avec tous les déplacés… [On va avoir besoin] d’équipements de soins intensifs. »

L’Égypte comme médiatrice

L’Égypte tente de reprendre son rôle de médiateur, comme en 2014, quand ce pays voisin de la bande de Gaza avait orchestré un cessez-le-feu.

« L’Égypte voit une occasion dans ce conflit de se réaffirmer dans la politique régionale et de prouver son utilité à l’administration Biden », a commenté dans un courriel Nael Shama, spécialiste de politique moyen-orientale au Caire. « Le Caire a l’impression que les ententes [de normalisation des relations] avec Israël, menées par les Émirats arabes unis, ont fait diminuer son influence régionale. »

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a demandé la semaine dernière l’ouverture du point de Rafah, frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza, pour le passage des blessés et l’aide médicale.

Il reste difficile pour les organismes de faire passer le matériel et le personnel, déjà à Jérusalem, par cette voie, souligne Mme Château.

« On est en train de regarder la possibilité de faire passer les gens par l’Égypte, mais c’est compliqué, c’est un long trajet [pour se rendre à la ville de Gaza] », dit Mme Château.

Ibrahim Isbaita souhaite qu’une entente intervienne rapidement, lui qui trouve l’escalade militaire « différente » de ce qu’il a connu avant, avec des raids aériens plus difficiles à prédire, explique-t-il. « Des deux côtés, ce sont les civils qui paient le prix », ajoute-t-il.

Journée de grève et « manifestations de colère »

Les Palestiniens ont décrété une journée de grève générale mardi en Israël, où ils représentent 20 % de la population, et en Cisjordanie, où des « manifestations de colère » ont tourné à la violence. Au moins quatre Palestiniens sont morts.

Quatre protestataires ont été tués et plus de 150 ont été blessés dans différentes villes de Cisjordanie occupée comme Ramallah, Bethléem et Hébron, selon le décompte officiel palestinien.

L’armée israélienne, de son côté, a fait état de deux soldats blessés par balles. « Plusieurs émeutiers ont tiré de nombreuses balles en direction de soldats et d’un commandant déployés en marge du rassemblement, blessant deux soldats aux jambes », a indiqué l’armée, ajoutant « avoir ouvert le feu en retour ».

Des centaines de jeunes ont jeté des pierres et des cocktails Molotov sur les soldats près de Ramallah, selon l’Agence France-Presse, et les militaires ont répliqué avec des gaz lacrymogènes et des tirs de balles en caoutchouc.

La journée de grève a été observée tant en Cisjordanie, à l’appel du président palestinien Mahmoud Abbas, alors que les commerces et les écoles étaient fermés pour la journée, que dans différentes villes arabes israéliennes.

Une « dualité » identitaire

« C’est une grève pacifique, pour condamner la violence et appeler à un cessez-le-feu », a dit au téléphone Thabet Abu Rass, à qui La Presse a parlé avant son départ pour une manifestation, en après-midi, heure locale.

Le codirecteur de l’organisme Abraham Initiatives, qui défend l’égalité entre Israéliens juifs et arabes, a ainsi répondu à l’appel à manifester du politicien arabe israélien Mohammad Barakeh, qui a lancé le mouvement pour dénoncer, notamment, la « répression brutale » des Palestiniens par les policiers israéliens et l’« agression » israélienne à Gaza et à Jérusalem.

Comme de nombreux Arabes israéliens, M. Abu Rass vit avec une « dualité » identitaire.

Malheureusement, Israël, mon pays, est en conflit avec mon peuple.

Thabet Abu Rass, codirecteur de l’organisme Abraham Initiatives

Il s’identifie lui-même comme un « fier Palestinien », qui est aussi israélien et qui dénonce l’occupation.

Le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est, est au cœur des tensions des dernières semaines, alors que des familles palestiniennes sont menacées d’expulsion au profit de colons juifs. Des manifestations ont aussi eu lieu à la mi-avril à la porte de Damas, entrée de la vieille ville de Jérusalem.

Mardi, des tentatives de rassemblements à ces deux endroits ont été empêchées par les forces de l’ordre, selon l’Agence France-Presse. Des centaines de manifestants ont été dispersés à l’aide de canons à eau putride.

Violences intercommunautaires

Les débordements violents semblent avoir surtout eu lieu du côté de la Cisjordanie. Depuis des attaques la semaine dernière entre Israéliens juifs et arabes, Thabet Abu Rass suit de près la situation, s’inquiétant pour la suite. « C’est très dangereux et sans précédent », dit le professeur de géographie politique.

Je crains que si ça ne s’arrête pas rapidement, ça puisse nous conduire à une balkanisation. Quand les gens sont en conflit avec leurs voisins, c’est très dangereux de les voir se battre les uns contre les autres.

Thabet Abu Rass, codirecteur de l’organisme Abraham Initiatives

Il montre du doigt les extrémistes pour les violences, notant qu’« il y avait beaucoup de tensions avant la semaine dernière ».

Selon lui, la politique de Benyamin Nétanyahou, qui a gouverné avec l’appui des partis de la droite, a enflammé la situation. Il blâme aussi la « faiblesse » de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. « Ça permet au Hamas de devenir le leader », dit-il.

Élections reportées

Les élections palestiniennes, prévues tant à Gaza qu’en Cisjordanie le 22 mai pour les législatives et en juillet pour la présidentielle, ont été reportées indéfiniment. Une frustration pour les Palestiniens, dit l’analyste politique Usama Antar, dans la bande de Gaza. Le dernier scrutin remonte à 15 ans.

Il y a un très mauvais leadership dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.

Usama Antar, analyste politique

« Ici, dans la bande de Gaza, nous avons le Hamas, et il contrôle tout. Et on a le leadership de Mahmoud Abbas en Cisjordanie. Nous avons un système à un seul parti. Ce qui veut dire que dans les deux cas, ce sont des dictatures, ce ne sont pas des systèmes démocratiques », note Usama Antar.

Une refonte de la loi électorale prévoit une représentation proportionnelle, ce qui pourrait ouvrir la porte à une coalition, lorsque les élections auront lieu. « On veut plus de diversité et de pluralisme », dit M. Antar, qui rappelle que le Hamas à Gaza comme le Fatah en Cisjordanie ont perdu le soutien populaire, selon les sondages publiés sur place.

Avec l’Associated Press, l’Agence France-Presse et la Presse Canadienne