Pendant que Beyrouth panse ses plaies, au nord, Tripoli continue à être durement touché par la crise économique frappant le Liban. Visite au cœur d’une autre ville meurtrie.

La crise, au-delà de Beyrouth

À l’âge de 75 ans, Moustapha Dallal se dit prêt à travailler. Peu importe le type d’emploi. « Je n’ai aucune source de revenus », indique l’homme, s’exprimant tantôt en français, tantôt en anglais, tantôt en arabe.

Instruit, polyglotte, le Tripolitain en est réduit à compter sur la générosité d’une ONG locale pour se nourrir et obtenir des médicaments.

PHOTO FOURNIE PAR MOUSTAPHA DALLAL

Instruit et polyglotte, le Tripolitain Moustapha Dallal en est réduit à compter sur la générosité d’une ONG locale pour se nourrir et obtenir des médicaments.

Le septuagénaire a passé 21 ans aux États-Unis. Il est revenu au Liban dans les années 1990, après la guerre. Il avait amassé une bonne somme d’argent, assure-t-il. Mais sa vie a basculé à la mort de sa femme et de son fils de 6 ans. « Ils sont morts dans la guerre avec la Syrie en 2000 », confie M. Dallal, ses yeux bruns remplis de larmes. Sa situation a dégringolé à partir de ce moment.

Aujourd’hui, il est loin d’être le seul Libanais à avoir du mal à se payer de la nourriture.

L’importante dévaluation de la livre libanaise a frappé tout le pays l’an dernier. Plus de la moitié des Libanais vivent maintenant sous le seuil de la pauvreté.

Tripoli touché

La ville de Tripoli, dans le nord du pays, a été particulièrement touchée par la crise économique. Quelque 75 % des gens seraient sans emploi. Située à une trentaine de kilomètres de la frontière syrienne, la ville a aussi accueilli un afflux important de réfugiés au cours des dernières années.

Plusieurs organismes sur place tentent de venir en aide à la population, sans véritable filet social.

« Pendant le ramadan, on a servi 5000 repas par jour. Et ce n’était pas assez », dit Diana Karame, fondatrice de Sawa Mninjah, un organisme venant en aide aux plus démunis. Son restaurant, où Moustapha Dallal prend son repas quotidien, facture l’équivalent d’environ 1 $US par portion pour ceux qui ont les moyens de payer. Pour les autres, c’est gratuit.

Lors du passage de La Presse, une odeur d’oignons frits et d’épices flottait dans l’air. Quelque 300 repas prenaient la direction des sinistrés de l’explosion de Beyrouth.

On ne peut pas ne pas aider. Quand il y a eu des explosions à Tripoli, [les gens de Beyrouth] nous ont aidés.

Diana Karame, de l’organisme Sawa Mninjah

Des employés de l’ONG devaient se rendre directement chez les personnes touchées.

L’organisme reçoit des dons, notamment de supermarchés, pour cuisiner ses plats servis sur place ou livrés dans des quartiers défavorisés. Les mets sont toujours chauds, précise Mme Karame. « Les gens n’ont pas nécessairement les moyens d’avoir de l’essence pour le feu ou de l’électricité pour le réfrigérateur », note-t-elle.

Les bénéficiaires de l’ONG sont de tous les horizons : même des professionnels ont commencé à faire appel à ses services, « honteusement », confie Mme Karame.

Le prix du pain

Depuis des mois, des organismes sonnent l’alarme sur une crise de la famine au Liban.

Si le prix de la nourriture a augmenté partout au pays, la farine servant à faire les pains pitas, l’aliment de base au Liban, est subventionnée par l’État. Le prix a tout de même augmenté le 1er juillet, devant le mécontentement des boulangers. Une grève a mené à la hausse de 500 livres libanaises, soit un peu moins de 0,45 $, pour le paquet de pains plats de 400 g, qui coûte maintenant 1500 livres – un peu plus de 1,30 $, selon le taux officiel.

PHOTO HANNAH MCKAY, ARCHIVES REUTERS

Un enfant vend du pain près du port de Beyrouth.

« Les gens sont encore capables de s’acheter le pain, mais il y a aussi beaucoup d’ONG qui en achètent pour les distribuer aux gens pauvres », dit Abdallah Fanj, directeur de la salle de vente de la Green Lebanon Bakery, à Tripoli. Chaque jour, celles-ci viennent chercher environ 2000 paquets de pains.

Peu après la destruction du silo de 120 000 tonnes dans l’explosion au port de Beyrouth, l’agence de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture avait mis en garde contre une possible pénurie de farine au pays. Le président libanais Michel Aoun a assuré le contraire.

M. Fanj ne craint pas une difficulté d’approvisionnement de la farine dans les prochaines semaines. Ce qu’il redoute, ce sont les autres coûts, comme le mazout, essentiel pour faire fonctionner les fours, et le prix des emballages de plastique. « On a arrêté de livrer les pains dans les supermarchés », pour ne pas perdre d’argent, explique M. Fanj, ses lunettes rouges autour du cou.

PHOTO JOSEPH EID, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un silo de 120 000 tonnes a été détruit dans les explosions au port de Beyrouth.

Normalement, le mazout est aussi subventionné. « Or, durant la dernière crise, il n’y avait plus de diesel parce qu’il était vendu en Syrie », affirme M. Fanj.

Les boulangers ont donc dû payer le prix fort pour en obtenir. Les produits de luxe, comme les croissants, les baguettes et les pâtisseries, ont subi une hausse « pour compenser » les pertes, dit-il, puisque leur farine n’est pas subventionnée.

Manifestations

Dans la foulée de la crise économique, les Libanais ont lancé un mouvement de contestation contre le gouvernement le 17 octobre dernier. Les Tripolitains ont pris part aux manifestations avec enthousiasme.

Au centre-ville, une structure métallique représentant un poing fermé, avec l’inscription « tawra » – « révolution », en arabe –, est toujours dressée devant la façade d’un bâtiment peinte à l’image du drapeau du Liban.

PHOTO FATHI AL-MASSRI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation antigouvernementale dans les environs de Tripoli, le 26 octobre dernier

La démission du gouvernement, lundi, a été accueillie dans la joie à Tripoli. Selon la coutume, des coups de feu ont été tirés en l’air. Deux personnes ont été blessées par les balles perdues.

Mais comme ailleurs au pays, les résidants de la ville espèrent un changement plus profond.

« Même s’il y a un nouveau gouvernement, les choses ne vont pas changer », déplore Samir Marroun, employé dans un stationnement. L’homme de 51 ans fume une cigarette, assis sur une chaise de plastique.

Les gens instruits, diplômés, quittent le Liban. Qu’est-ce qu’il nous reste ? Les gens instruits ne sont pas intéressés.

Samir Marroun

Maryam Arraj, 48 ans, marche d’un pas pressé avec sa fille, Nermine, et son petit-fils de 4 ans. Le soleil se reflète sur les petites billes cousues sur son voile noir. « Je n’ai pas l’argent pour payer un taxi de chez moi à l’ONG où je prends mes médicaments post-opération », explique la veuve en montrant un petit sac de plastique dans sa main. Elle habite pourtant à une heure de marche de l’organisme.

Moustapha Dallal fonde « énormément d’espoirs » sur le mouvement de révolution lancé en octobre. « Les jeunes rêvent d’avoir un gouvernement comme les Occidentaux », sourit-il.

« De grosses questions sur la négligence »

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Malgré les explosions au port de Beyrouth, où transite le gros des importations, l’affluence n’a pas augmenté de façon importante depuis une semaine du côté de Tripoli.

Au port de Tripoli, des camions vont et viennent pour transporter la marchandise arrivée par bateau. Des grues et des hangars se détachent dans le ciel bleu de cette ville à 90 minutes au nord de la capitale libanaise.

Malgré les explosions au port de Beyrouth, où transite le gros des importations, l’affluence n’a pas augmenté de façon importante depuis une semaine du côté de Tripoli.

« Il y a eu quelques bateaux à conteneurs de plus, surtout des entreprises françaises ayant déjà des bureaux à Tripoli », a dit Abdelmajid Malti, chef des opérations chez Transnord, une entreprise de transport et de chargement, active dans le port.

Les démarches administratives du gouvernement tardent, dit-il. « C’est encore un peu chaotique », témoigne M. Malti.

Le port de Tripoli accueille normalement de la marchandise brute, comme du sucre et du riz, plutôt que des conteneurs. Il ne possède que 2 grues pour soulever ces caissons métalliques, alors que le port de Beyrouth en compte 12.

Abdelmajid Malti s’attend à une hausse de l’activité à Tripoli, mais juge qu’il faudrait faire des aménagements rapidement. « Chaque port a un peu sa spécialité, pour ne pas se faire concurrence », explique-t-il. Ce qui fait que les infrastructures pour accueillir les marchandises transitant normalement par Beyrouth ne sont pas toutes en place.

« Manque de responsabilité »

Il y a quelques années, M. Malti travaillait pour une entreprise d’importation à Beyrouth. Après avoir pris connaissance des explosions, il a appelé ses amis, travailleurs au port. « Comme c’est arrivé à 18 h, ils n’étaient plus là », se réjouit-il. L’idée de remettre les pieds à Beyrouth ces jours-ci, dans les quartiers dévastés où il a vécu et travaillé, déchire l’homme de 32 ans. Il ne s’en sent pas capable. Il reste aussi préoccupé par la connaissance des autorités de la présence de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port.

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Aperçu des dégâts dans le port de Beyrouth

« C’est inquiétant, lance-t-il. Pas juste pour la sécurité des ports, mais de n’importe où au Liban. Ça soulève de grosses questions sur la négligence et le manque de responsabilité, de sécurité. »

Les bureaux de son entreprise sont vitrés. Impossible de ne pas penser au verre pulvérisé un peu partout dans Beyrouth. « S’il y avait une explosion au port de Tripoli, c’est sûr que ça nous atteindrait », dit-il. Dehors, on aperçoit les grues du port.

Certains bateaux de marchandises ont été redirigés vers les ports de Saïda et de Tyr, dans le sud du pays, même s’ils sont plus petits. M. Malti refuse d’y voir un jeu politique entre le sud, fief du Hezbollah chiite, et le nord, à majorité sunnite. « On nous a dit que c’était plus près de la destination finale, répond-il. Je ne veux pas sauter aux conclusions. »

Les dommages causés par les explosions au port de Beyrouth ne semblent pas s’être étendus au terminal de conteneurs, laissant espérer une reprise rapide des activités.