(Beyrouth, Liban) Les habitants de Beyrouth sont tous en état de choc après l’explosion qui a fait au moins 135 morts, 4000 blessés et près de 300 000 sans-abri. Des milliers de personnes ont fui la ville pour trouver un toit pour la nuit. Reportage dans la capitale du Liban dévastée.

Sur un rayon d’une dizaine de kilomètres, Beyrouth n’est que dévastation et ruines, rappelant à beaucoup un nouvel Hiroshima. Partout, les immeubles sont dévastés, les entrées des commerces soufflées et les appartements mis à nu, sans plus de fenêtres, de portes, parfois de murs.

Selon les premières estimations du gouverneur de Beyrouth, les dégâts se chiffreraient entre 3 et 5 milliards de dollars. « Beyrouth, c’est Ground Zero », témoigne Marlène Ghajjar, qui vit à Getawi, un quartier populaire qui surplombe le port de Beyrouth, très sévèrement touché par l’explosion.

Blessée comme 4000 autres Libanais, selon le bilan officiel, elle a passé plusieurs heures dans la nuit de mardi à mercredi à errer d’hôpital en hôpital avant de trouver un établissement qui accepte de la soigner.

« J’ai reçu des bouts de verre qui se sont fichés en profondeur dans l’une de mes épaules. Impossible de les faire retirer par un simple médecin, je risquais l’hémorragie. Je me suis rendue dans plusieurs hôpitaux différents. Chaque fois, les urgences étaient débordées et je me suis fait refouler : “Vous pouvez marcher, me disait-on. Votre cas n’est pas désespéré.” Ce n’est que grâce à une Watsa, c’est-à-dire un ami qui connaissait le directeur d’un établissement hospitalier à l’est de Beyrouth, dans un quartier plus calme, que j’ai pu être prise en charge et soignée », témoigne cette jeune femme, qui enseigne le Pilates.

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Sur un rayon d’une dizaine de kilomètres, les immeubles de Beyrouth sont dévastés, les entrées des commerces soufflées et les appartements mis à nu.

Faute de pouvoir dormir dans son appartement dévasté – à Beyrouth, on parle de 300 000 personnes désormais sans-abri –, Marlene Ghajjar a rejoint des amis plus chanceux en banlieue. D’autres ont fui vers les montagnes, à une trentaine de kilomètres de Beyrouth, pour tenter d’éviter le nuage toxique qu’ils craignaient de voir se répandre sur la ville.

Panique

Une jeune Américaine, enseignante d’anglais dans une école primaire privée de la capitale, fait partie de ceux qui ont fui la ville. « J’ai paniqué », avoue celle-ci, qui préfère ne pas donner son nom. « On parlait d’un stock de 2700 tonnes de nitrate d’ammonium qui a explosé, et pour moi, cela voulait dire que les gens allaient être transformés en morts-vivants, incapables de respirer, les poumons brûlés, la peau pelant… Si j’avais pu prendre un avion, j’aurais immédiatement fui », assure-t-elle. De retour dans son appartement de la capitale le lendemain matin, elle avoue avoir paniqué. « Je me sens en convalescence, comme en état de choc : j’ai encore du mal à croire que cela a pu nous arriver. »

C’est dans le même état d’esprit que beaucoup de Libanais se sont réveillés, le lendemain matin – pour ceux qui ont réussi à dormir –, alors qu’ils constataient l’incommensurable étendue des dégâts. « Pour moi, il y a deux questions essentielles maintenant : dans un pays dévasté, comment vais-je me nourrir ? Comment vais-je me soigner ? », ajoute la jeune enseignante.

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Des soldats libanais à la recherche de survivants

Le Liban vit en effet une crise économique et sociale sans précédent depuis octobre 2019 : sa monnaie nationale a perdu près de 80 % de sa valeur face au dollar, qui était jusque-là une monnaie couramment employée dans la vie de tous les jours, alors que les trois quarts de ses besoins sont comblés par les importations. La moitié de sa population vit désormais sous le seuil de pauvreté ; 39 % de sa population active aurait perdu son emploi, si on en croit une récente étude de l’institut américain Global Center for Development.

« On a vu les évènements se succéder les uns aux autres : la crise économique nous a laminés, puis la COVID-19 nous a mis à genoux. Il y a quelques mois, on se demandait avec humour ce que pourrait être le coup de grâce. Une météorite ? Le voilà désormais : nous sommes morts. Et je me demande combien de fois encore un pays peut mourir avant de ne plus exister ? », dit Georges Yared, un habitant de Beyrouth, avec, dans la voix, une tristesse infinie.

D’abord l’incompréhension

Il était 18 h 15 quand les habitants de Beyrouth ont senti une énorme secousse faire trembler leur maison. « J’étais dehors en train de promener mon chien. On a d’abord entendu une petite explosion. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un tremblement de terre. Puis l’énorme vague est arrivée. J’ai vécu la guerre de 1975, l’attentat contre le premier ministre d’alors, Rafic Hariri… Mais la puissance de cette explosion n’était comparable à rien », assure Georges Yared, commerçant d’Achrafié, l’un des quartiers les plus dévastés par l’explosion qui a détruit le port de Beyrouth et ses environs.

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Le port de Beyrouth avant et après les explosions survenues mardi

Inévitablement, les habitants ont aussitôt envisagé les scénarios qu’ils connaissent le mieux.

« J’ai d’abord pensé à un attentat du Hezbollah contre Saad Hariri alors que le tribunal international, qui juge l’assassinat en 2005 de son père, Rafic Hariri, doit rendre son verdict dans les prochains jours [ce verdict a été reporté au 18 août pour tenir compte de la détresse des victimes de l’explosion, selon l’ONU]. Ensuite, j’ai envisagé le tir d’un missile israélien sur une cache d’armes du Hezbollah tenue secrète au port de Beyrouth… Mais pas une seconde – pas une nanoseconde, alors que tout s’écroulait autour de moi – je n’ai pensé que cela pouvait être un “accident”, une “négligence” de la propre classe politique libanaise. Aujourd’hui, alors que je comprends que cette explosion n’était pas l’œuvre de “forces extérieures”, mais qu’il s’agit de la négligence criminelle de l’élite libanaise, je n’ai qu’un mot à leur cracher au visage : “Je ne vous hais pas ; je vous maudis.” »