(JALALABAD, Afghanistan) Il le dissimule bien, avec son sourire et son regard doux, mais depuis sa naissance, Matiullah n’a connu que la violence. Avec sa moustache naissante, son bonnet noir et sa tunique traditionnelle, le jeune Pakistanais de 13 ou 14 ans – il n’en est pas sûr – a tout d’un ado « normal » de la région… Mis à part qu’il y a peu, il se trouvait encore dans les montagnes de l’est de l’Afghanistan au sein du groupe État islamique.

Matiullah fait partie des centaines de femmes et d’enfants qui se sont rendus au gouvernement afghan après l’affaiblissement de la branche afghane du groupe État islamique. Le groupe qui avait pris racine dans la province du Nangarhar y a été réduit radicalement après s’être retrouvé ces derniers mois dans le viseur des forces gouvernementales afghanes, américaines et même talibanes.

La Presse a rencontré Matiullah dans les locaux des services de renseignement afghans de Jalalabad, ville près de la frontière pakistanaise, où le jeune homme attend de connaître son sort. Les autorités afghanes doivent déterminer s’il sera envoyé à Kaboul pour être jugé pour association avec un groupe terroriste ou s’il sera renvoyé dans sa famille. S’il en a encore une.

Fils d’un membre des talibans pakistanais tombé au combat, Matiullah n’avait que 10 ans lorsqu’il a quitté les zones tribales de l’ouest du Pakistan avec son frère, mineur aussi. Pourquoi sont-ils partis ? Matiullah n’en est pas très sûr. Il cite les persécutions du gouvernement pakistanais contre sa tribu pachtou, mais aussi la perte de ses deux parents, les mots entendus à l’école coranique, un « chef de Daech » qu’ils ont suivi… Une histoire douloureuse et compliquée.

Aucune éducation pour lui, mis à part un rapide passage à la madrasa, une école coranique, où des partisans d’un chef extrémiste pakistanais l’encouragent à rejoindre le groupe État islamique en Afghanistan. « Nous avions beaucoup de problèmes au Pakistan et on nous a dit que si nous rejoignions Daech, nous aurions une bonne vie », dit Matiullah, assis sur un canapé dans les locaux des renseignements afghans dans la ville de Jalalabad, où La Presse a pu s’entretenir avec lui seul à seul.

Le chef de Daech nous disait que nous étions les seuls vrais musulmans, que nous faisions du bon travail, que nous étions des gens bien, que les autres étaient mauvais, que pour tout cela nous devions les rejoindre, nous battre et faire le djihad.

Matiullah

Désorientés

Aujourd’hui, les jeunes orphelins ou égarés comme Matiullah ont l’air désorientés. Les employés du gouvernement qu’on leur avait décrits comme des ennemis, des monstres, de mauvais musulmans, s’avèrent bienveillants. Ils prient comme eux, leur donnent à manger et leur fournissent des couvertures. « Ces gens s’occupent de moi, je suis content de ça », dit Matiullah.

« Nous devons nous occuper d’eux, c’est aussi une question de droits de la personne », dit Shah Mahmood Miakhel, gouverneur du Nangarhar.

S’il raconte volontiers une partie de son histoire, Matiullah sait aussi rester vague. Il décrit un enfer, qu’il appelle aussi « normal » : une vie passée d’une montagne reculée à l’autre, à vivre avec son frère et sa belle-sœur dans des maisons de terre dont les habitants avaient été chassés. Il assure ne pas avoir combattu. « Je jouais dehors avec les autres enfants », dit Matiullah, ajoutant être trop jeune pour avoir été envoyé au combat. « Mais si Daech m’avait dit de me battre, je me serais battu, sinon non, cela dépend du chef… Je n’avais pas peur. »

À cet effet, les jeunes reçoivent une triste éducation : « Lorsqu’ils posaient une bombe, provoquaient une explosion, les chefs nous montraient les vidéos », raconte le jeune garçon. « Je ne savais pas que c’était mal, à l’époque. Je ne savais pas ce qui était bon ou mauvais pour moi. Maintenant, je réalise. »

PHOTO NOORULLAH SHIRZADA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un soldat afghan pointe son arme vers un drapeau peint du groupe État islamique lors d’une patrouille dans l’est de la province de Nangarhar.

Composée majoritairement de Pakistanais, notamment des régions tribales, et d’Afghans, mais aussi de familles arrivées d’Asie centrale et d’une infime minorité d’Occidentaux, la branche afghane du groupe État islamique a commis des crimes trop cruels même pour les talibans, et organisé des attaques suicides dans les grandes villes afghanes. Mais elle n’a pas l’importance du groupe dont l’ancien « califat » s’étendait de la Syrie à l’Irak. Aujourd’hui chassé du Nangarhar, le groupe fait une résurgence plus au nord, dans le Kunar, mais reste une force marginale de 1000 à 1500 combattants comparativement aux talibans qui seraient des dizaines de milliers.

Violence et peur

Les adolescents de Daech que nous avons rencontrés disent avoir rejoint l’État islamique pour différentes raisons. Plusieurs ont suivi leur famille, l’un d’eux s’est laissé convaincre par les vidéos de propagande du groupe, un autre a fugué, car son père le battait, puis s’est laissé embrigader par le groupe un peu par hasard… On retrouve aussi beaucoup de points communs : une vie « avant Daech » déjà faite de violence et de pauvreté, et très peu ou pas d’instruction.

La raison pour se rendre est aussi la même : peur d’être capturé par les talibans ou tué par les drones. Ces frappes, américaines ou afghanes, ont, selon de nombreux adultes et enfants de Daech, tué des dizaines de femmes et d’enfants, fait plausible selon des responsables afghans.

Shahir, 15 ans, ne le sait que trop bien. Il a perdu ses deux parents dans une frappe aérienne. Lui aussi n’a connu que la violence. Après avoir grandi dans la province de Kunduz, l’une des plus dangereuses d’Afghanistan, il a suivi sa famille dans le Nangarhar, il y aura bientôt deux ans. Achin d’abord, puis Tora Bora, où il a rencontré « le chef de Daech » et où ses deux parents ont été tués. « Une bombe est tombée du ciel, raconte-t-il. Je n’étais pas loin et j’ai tout vu de mes propres yeux, mais j’ai sauvé ma vie. » Environ 20 personnes sont mortes ce jour-là, selon lui. « Il y avait des femmes et des enfants. »

PHOTO NOORULLAH SHIRZADA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des membres présumés du groupe État islamique sont présentés aux médias par les forces afghanes à Jalalabad, en avril 2019.

Il a le visage très pâle, de petites canines pointues et un regard triste et enfantin. Blessé dans une frappe, il porte, depuis 11 mois, « un fragment de missile de drone » logé dans un pied, toujours recouvert d’un bandage. Malgré sa blessure, il a dû marcher pendant deux jours, de Tora Bora à Deh Balah, ancienne capitale du groupe, à travers les montagnes.

Ce n’était pas trop difficile ? La question le fait sourire. C’est encore douloureux, mais ce n’est rien ! En effet, rien comparativement au traumatisme des bombes, des combats. Ça, il n’en parlera que très peu. « Je ne ressens rien », répond-il parfois. Le groupe État islamique lui avait donné une maison et il travaillait aux champs. « À la fin, il y avait beaucoup de combats entre les talibans et Daech, et ils tuaient tous les prisonniers », ajoute-t-il, timidement.

Quand on le retrouve à Kaboul, quelques semaines plus tard, dans le centre de détention des services de renseignement afghans, il a l’air plus détendu et a même le sourire. Peut-être la joie de revoir un visage familier. Cependant, il se balance d’avant en arrière sur sa chaise.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Un soldat afghan procédant à une fouille à un point de passage du Nangarhar, lundi dernier.

« C’est une manière de s’apaiser : quand personne n’est là pour nous apporter du confort ou soulager notre peine, on trouve d’autres mécanismes d’adaptation », explique Lyla Schwartz, psychologue et fondatrice de l’association Peace of Mind Afghanistan, qui œuvre avec le gouvernement afghan pour aider les jeunes en détention. 

« Ils ont l’air d’aller maintenant, mais quand ils se retrouveront au calme, tout va soudain leur tomber dessus… Après un état d’hypervigilance, c’est là qu’ils réalisent et cela empire. »

— Lyla Schwartz, psychologue chez Peace of Mind Afghanistan

Son rôle est notamment d’apporter un soutien psychologique aux jeunes du centre de réadaptation pour mineurs de Kaboul, où les adolescents liés à des groupes comme Daech ou accusés de crimes sont envoyés. Une option préférable à la prison. C’est là que Shahir doit être transféré.

Enfants vulnérables

PHOTO JIM HUYLEBROEK, THE NEW YORK TIMES

Un milicien monte la garde à un poste de guet de la région, où le groupe État islamique était encore très actif il y a peu.

Pour Lyla Schwartz, le soutien psychologique est primordial : « Avec la bonne aide et du soutien, ces enfants ont vraiment de grandes chances de se réintégrer, mais plus on les dépeindra comme des monstres, des terroristes, plus difficile ce sera pour eux. […] Ma plus grande inquiétude est qu’ils se retrouvent isolés, abandonnés et que cela les pousse à retourner vers Daech… Je dis cela tous les jours : ce ne sont pas de mauvais garçons, ils ont fait de mauvais choix. »

Si certains n’ont pas été associés aux activités de combat, parce qu’ils étaient trop jeunes, d’autres se sont battus, mais ne le diront pas, confie Lyla Schwartz. Leur avenir ? Difficile de savoir. Ils pourront être transférés dans une prison pour adultes à 18 ans, ou renvoyés dans leur famille, si l’on parvient à la retrouver.

C’est la plus grande inquiétude de Shahir : retrouvera-t-il sa grand-mère ? Pas si simple. Il n’a aucun numéro de téléphone, aucune famille à Kaboul. Elle se trouve dans un petit village dans un district en partie occupé par les talibans. « Elle me manque tellement. »