Coup de tonnerre au Liban : après 13 jours d’une mobilisation populaire inédite, le premier ministre, Saad Hariri, a pris la décision de démissionner.

Sur le « Ring », un long pont qui surplombe le centre-ville de Beyrouth, des centaines de jeunes exultent, improvisent une danse orientale au son d’un tambour, tandis qu’un jeune homme hurle le slogan « révolution » avec un mégaphone, et que d’autres répondent en chœur « le peuple veut la chute du régime », enroulés dans des drapeaux libanais. 

Ils ont gagné la première manche : le premier ministre, Saad Hariri, a démissionné, après près de deux semaines de contestation. Mais les manifestants ne comptent pas s’arrêter là. « Nous continuerons à bloquer les routes et à manifester jusqu’à ce que toute notre classe politique corrompue quitte le pouvoir. Nous demandons un gouvernement de technocrates sans plus aucun leader communautaire », explique Hala, une jeune femme de 24 ans.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Le premier ministre du Liban, Saad Hariri, a annoncé la démission de son gouvernement hier. 

Les pressions du Hezbollah

Ce qui a débuté comme une révolte sociale au Liban – un cri de colère contre de nouvelles taxes visant les plus modestes – s’est rapidement mué en contestation contre l’élite communautaire qui se partage toujours le pouvoir depuis près de 30 ans. Cela fait 10 jours que le pays est totalement paralysé : les axes routiers du pays sont bloqués par des barrages, écoles et administrations fonctionnent à peine, les banques sont fermées. Face à la pression de la rue, Saad Hariri a donc fini par jeter l’éponge.

Le gouvernement a pourtant retiré les taxes controversées, et proposé un plan de réformes économiques, mais cela n’a eu aucun effet. « Saad Hariri aurait souhaité démissionner plus tôt, mais le Hezbollah a exercé une forte pression sur lui pour qu’il reste au pouvoir », explique Ghassan El-Ezzi, professeur de sciences politiques à l’Université libanaise. Le « Parti de Dieu » – à la fois parti et milice armée – avait négocié de haute lutte un gouvernement de coalition nationale avec Saad Hariri, garantissant une forme de stabilité au Liban. Mais il n’avait pas vu venir ce rejet de l’élite politique qui couvait depuis longtemps au pays du Cèdre. 

La classe politique formée d’anciens chefs de clan ou de milice a partagé le pouvoir et les ressources de l’État depuis la fin de la guerre civile, sans jamais prioriser la question sociale. Cela devait bien exploser un jour.

Jamil Mouawad, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’Université américaine de Beyrouth

Avant que le premier ministre annonce sa démission, une centaine de partisans du Hezbollah et d’Amal, un autre parti chiite, ont incendié et pillé les campements des protestataires au centre-ville, armés de bâtons et de barres en acier. Signe que la violence pourrait vite faire son retour dans le pays. 

Rien ne semble d’ailleurs réglé pour l’instant. La démission de Saad Hariri doit être encore acceptée par le président de la République, le chrétien Michel Aoun, indéfectible allié du Hezbollah depuis 2006. En attendant qu’un nouveau gouvernement se mette en place, il devrait encore gérer les affaires courantes.

Au bord de la faillite

« Au Liban, la formation d’un nouveau gouvernement prend généralement des mois, alors que l’effondrement de l’économie exige une réaction très rapide. Le gouverneur de la Banque centrale a déclaré qu’il ne restait plus que quelques jours avant la banqueroute du pays. La situation est très alarmante », prévient le professeur Ghassan El-Ezzi. Car le pays est plongé depuis plusieurs mois dans une grave crise économique, avec le risque d’une dévaluation de la livre libanaise. Une situation qui résulte de l’absence de réformes structurelles de l’élite politique depuis une décennie.

La communauté internationale a promis 9,8 milliards d’euros de dons et de prêts au Liban dans le cadre de la conférence CEDRE, en avril 2018, afin d’éviter la faillite du pays, mais l’argent n’a pas été débloqué en l’absence de réformes. Si la classe politique actuelle parvient à se maintenir au pouvoir, le Hezbollah, son allié Amal et le Courant patriotique libre (parti du président) devront tenter de trouver un « autre Hariri » comme premier ministre, autrement dit un autre leader sunnite, car au pays du Cèdre, le chef du gouvernement est toujours issu de cette communauté. 

PHOTO ALI HASHISHO, REUTERS

Ce qui a débuté comme une révolte sociale au Liban – un cri de colère contre de nouvelles taxes visant les plus modestes – s’est rapidement mué en contestation contre l’élite communautaire qui se partage toujours le pouvoir depuis près de 30 ans.

Mais les manifestants n’en veulent déjà pas et réclament la chute de toute la classe politique confessionnelle. Le problème est qu’il n’existe pas encore de réelle solution de rechange à l’horizon. « Il s’agit d’un mouvement populaire qui est né spontanément, sans aucun leadership », affirme Jamil Mouawad.

Les prochains jours diront si le mouvement, fatigué par des jours de mobilisation intense, se poursuivra, et sous quelle forme. « Nous allons être encore plus déterminés, il n’y aura plus de retour en arrière vers l’ancien système. Ils ne vont pas nous voler notre révolution », lâche Karim, un jeune homme de 26 ans, en balayant les restes d’une tente calcinée.

Deux semaines de manifestations

17 octobre: Le gouvernement annonce l’adoption d’une taxe sur les appels effectués par l’entremise des applications de messagerie comme WhatsApp dans un contexte de grave crise économique. Cet impôt a fait exploser la colère des Libanais. Le gouvernement renonce à cette taxe, mais des milliers de personnes manifestent toute la nuit.

18 octobre: Écoles, universités, banques et institutions publiques ferment. Le premier ministre, Saad Hariri, donne 72 heures à sa coalition gouvernementale pour soutenir ses réformes économiques, accusant des membres de la coalition d’entraver ses efforts. 

20 octobre: La mobilisation culmine, avec des centaines de milliers de manifestants dans les rues, du Sud à majorité chiite aux villes chrétiennes, sunnites ou druzes du Nord et de l’Est. Le lendemain, M. Hariri annonce l’adoption par la coalition de « mesures essentielles et nécessaires » et affirme soutenir la demande des manifestants d’élections anticipées. 

23 octobre: Des soldats font leur apparition en masse dans les rues pour la première fois, mais les scènes de fraternisation avec la foule se multiplient. Le lendemain, le président, Michel Aoun, se dit prêt à discuter avec des représentants des manifestants, mais il refuse la démission du gouvernement.

25 octobre : Plusieurs dizaines de militants du Hezbollah fondent sur des manifestants à Beyrouth. Les militants du Hezbollah, de plus en plus visibles dans les rues, sont excédés par les slogans visant leur leader Hassan Nasrallah, au même titre que les autres dirigeants.

29 octobre: Des heurts éclatent à Beyrouth, où des dizaines d’assaillants détruisent les tentes érigées par les manifestants. Saad Hariri annonce juste après qu’il va présenter la démission de son gouvernement.

— d’après l’Agence France-Presse