Mardi, à la demande de la Turquie, les membres de l'OTAN se rencontrent à Bruxelles. La réunion a lieu alors qu'Ankara, qui s'est tenu jusqu'à maintenant loin de la coalition occidentale contre le groupe État islamique, change son fusil d'épaule et ouvre deux fronts à la fois. Les tenants et aboutissants en quatre questions et réponses.

Après des mois de tergiversations, la Turquie affirme maintenant faire partie du combat contre le groupe État islamique (EI). Comment expliquer ce revirement?

Selon le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, la Turquie considère que l'EI porte atteinte à sa sécurité nationale depuis qu'un kamikaze a tué 32 personnes à Suruç, le 20 juillet. Le suspect, d'origine kurde, aurait combattu pour l'État islamique en Syrie. Depuis l'attentat, la Turquie a bombardé deux positions de l'organisation extrémiste en Syrie ainsi que des positions tenues par des rebelles kurdes dans le pays et en Irak. «La situation est un peu obscure. La Turquie dit qu'elle est aux trousses de l'État islamique, mais bombarde surtout des positions kurdes», note Emre Unlucayakli, chercheur au Consortium interuniversitaire pour les études arabes et moyen-orientales. Ce dernier croit que la Turquie pourrait utiliser le conflit actuel comme excuse pour affronter ses ennemis de longue date, les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Les combattants kurdes se battent aussi contre l'EI. Pourquoi s'en prendre à eux?

Les combattants kurdes de Syrie liés aux Unités de protection du peuple (YPG) ont remporté plusieurs victoires militaires importantes en Syrie au cours des derniers mois, à Kobané et dans plusieurs villes près de la frontière turque. Ces groupes ont eu le soutien du PKK. «Pour le gouvernement turc, l'idée qu'un territoire kurde soit établi tout le long de la frontière avec la Syrie est inacceptable», dit Stefan Winter, professeur d'histoire à l'Université du Québec à Montréal, joint à Ankara lundi. Les Turcs nationalistes, ajoute-t-il, craignent toujours que le PKK tente à son tour de créer une province kurde indépendante du côté turc de la frontière. D'autant plus qu'au cours des derniers jours, le cessez-le-feu qu'avait conclu le gouvernement turc avec le PKK en 2013 a volé en éclats.

Qui est responsable de la levée du cessez-le-feu entre les forces turques et le PKK?

Les deux parties s'accusent mutuellement. Le PKK affirme que l'attentat de Suruç, qui a tué une majorité de Kurdes, était en partie l'oeuvre d'Ankara. Le groupe armé a répondu en tuant deux policiers qu'il jugeait complices du kamikaze. Le gouvernement turc, lui, affirme être en état de légitime défense depuis. «Je pense que le meurtre des policiers a été une erreur monumentale du PKK. Ça permet à Erdogan et à son parti de justifier leurs actions contre les Kurdes», expose David Romano, professeur de science politique à l'Université du Missouri. Selon lui, les Kurdes ont le plus à perdre. La principale minorité de Turquie a profité de l'accalmie des deux dernières années et a récemment fait élire au Parlement turc 80 députés appartenant à un parti pro-kurde, le Parti démocratique des peuples (HDP). En recueillant un grand nombre de voix, le HDP a empêché l'AKP d'Erdogan de remporter la majorité. Depuis, disent les experts, Erdogan cherche tous les prétextes pour s'en prendre au HDP. «Il espère pouvoir tenir une élection anticipée. Il croit qu'une nouvelle guerre contre le PKK va rallier les Turcs ethniques autour du drapeau» et rayer le HDP de la carte, explique M. Romano.

Puisqu'elle doit gérer deux fronts, quel est le plan d'action de la Turquie en Syrie?

Une partie de la stratégie turque a été révélée hier. La Turquie, en collaboration avec les États-Unis, veut créer une «zone de sécurité» au sud de sa frontière qui serait libre de la présence de l'État islamique. Une fois sécurisée, cette zone pourrait être contrôlée par des opposants arabes du régime de Bachar al-Assad. Pour la Turquie, cette zone permettrait à la fois de repousser le groupe État islamique, de freiner la progression des forces kurdes et d'affaiblir le dictateur syrien. On s'attend à ce que cette éventualité soit discutée mardi à la réunion de l'OTAN. En échange, la Turquie permet aux États-Unis d'utiliser la base aérienne d'Incirlik. «Au bout du compte, l'entrée dans la coalition de la Turquie risque de compliquer les choses, affirme David Romano. Ce sera une période très trouble.»