Il est parti le corps fatigué mais la tête haute. On pourrait penser que Daniel Bellemare est soulagé. Quatre ans et demi derrière des vitres blindées, une porte d'acier, un bataillon de gardes du corps pour acheter la moindre boîte de conserve, à travailler 16 heures par jour, ça use son homme.

On pourrait penser qu'après avoir failli mourir l'automne dernier, dans un hôpital d'Ottawa, à cause d'une bactérie, il n'est pas mécontent de rentrer dans sa retraite.

Mais non. C'est à contrecoeur que le procureur de 60 ans s'est arraché cet hiver au Tribunal spécial pour le Liban, à la fin de son premier mandat. «J'ai mis la table, et je pars avant le repas», dit-il avec regret. C'est son successeur, l'avocat canadien Norman Farrell, qui fera le réquisitoire au procès des quatre hommes accusés d'avoir participé à l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri.

Daniel Bellemare n'avait guère le choix. Les médecins lui ont dit qu'il serait fou de continuer après deux mois d'hospitalisation dus à un streptocoque.

Remarquez, d'autres lui ont dit en 2008 qu'il était fou d'accepter ce qui a été un des plus difficiles et probablement le plus dangereux mandat de la justice internationale.

«C'est Louise Arbour qui m'a inspiré; elle m'a dit que si je refusais, je le regretterais toute ma vie», me dit-il, attablé à un café d'Ottawa.

Bombe après bombe

L'assassinat de Rafic Hariri a été «le 11 septembre libanais», dit celui qui a été le patron des 800 procureurs de la poursuite fédéraux au Canada pendant 14 ans avant d'accepter ce mandat.

Le 14 février 2005, environ 1700 kilos d'explosifs ont tué le premier ministre, 23 autres personnes et blessé 231 autres.

Le peuple est descendu dans la rue, et la Syrie, soupçonnée d'être mêlée à l'affaire, a dû retirer ses 14 000 soldats du pays.

«Des attentats à la bombe, il y en a eu plusieurs au Liban, et aucun n'a jamais été élucidé.» Ceux contre des soldats américains et français de l'ONU en 1983, faisant 299 morts, ceux contre l'ambassade américaine, en 1983 et 1984, faisant 60 et 14 morts, les innombrables attentats politiques...

«Tout est toujours resté impuni, et les gens tenaient pour acquis que ça le resterait. Les gens avaient perdu espoir. Ça doit être tellement déprimant de penser que les bombes sautent et qu'on ne saura jamais qui est responsable. Il fallait changer la culture de l'impunité, et je pense qu'on y a contribué», dit-il.

Ce serait «l'enquête la plus difficile au monde», dit-il. La première enquête internationale sur un attentat terroriste.

L'an dernier, quatre hommes ont été accusés formellement. Ils sont introuvables. Ils seront donc jugés sans être présents. Une équipe d'avocats est mandatée pour les défendre.

Le tribunal a coûté 170 millions pour ses trois premières années seulement. Quatre accusés, n'est-ce pas mince? D'autant plus qu'on ne les retrouvera peut-être jamais.

«Ce ne sont pas des petits poissons et la preuve va le révéler», rétorque le procureur. Par ailleurs, plusieurs autres enquêtes sont en cours.

«Si on calcule par nombre d'accusés, on peut trouver ça cher. Mais les bénéfices sont largement intangibles. La justice internationale en est encore à ses premiers pas, mais elle a fait des progrès énormes depuis 15 ans. Les chefs d'État et tous les autres savent que la justice peut les rattraper.»

Des appels, des menaces

On ne connaît pas exactement la preuve, mais on sait qu'il n'y a pas de témoin direct. Aucun aveu. Les témoins sont apeurés. Des assassinats ont suivi. Comme celui de ce policier libanais, Wissam Eid, tué quelques semaines après l'entrée en fonction de Daniel Bellemare, en 2008. Comme un avertissement et un mot de bienvenue.

C'est Eid qui a trouvé la piste téléphonique du complot, et ses analyses de communication sont au coeur de la preuve.

«Nos enquêteurs ont revalidé et poussé plus loin ce qu'il a trouvé, mais en analysant les données à partir des tours de communication, on identifie des téléphones qui suivent le convoi de Rafic Hariri le jour de l'attentat. C'est une preuve circonstancielle, essentiellement technique, mais très forte à notre avis», dit-il.

Des téléphones qu'on a reliés à des gens, et qui aboutissent dans la cour du Hezbollah, faction armée qui joue un rôle politique clé au Liban, et qui est considéré comme un groupe terroriste par plusieurs. Mais Me Bellemare insiste: ce sont des individus qu'il a accusés. Pas un groupe.

Le meurtre de Wissam Eid fut le dernier relié à l'enquête. L'équipe du procureur a déménagé en 2009 à La Haye.

Mais en 2010, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, déclarait qu'il «couperait la main» de quiconque tenterait d'arrêter un des membres du groupe dans le cadre de cette enquête. La menace visait aussi quiconque participerait à l'enquête.

«Avant même qu'il y ait des accusations, nos opposants dénonçaient notre preuve!»

Il n'y a rien qu'on n'a pas dit sur lui: agent américain, complice israélien, suppôt de la CIA, etc.

«La plus grande insulte qu'on peut me faire est de me traiter d'instrument politique. La décision de créer le tribunal, qui est celle du Conseil de sécurité de l'ONU, est politique. Ça s'arrête là. Je l'ai dit le premier jour: s'il y a une tentative d'interférence politique qu'on ne peut pas contrer, je démissionnerai et je dirai pourquoi. C'est ça, être indépendant. Nous avons été là pour la justice et la découverte de la vérité. Et depuis le début, j'ai dit qu'on irait là où la preuve nous mènerait, où que ce soit. Je suis un procureur, pas un diplomate. On se fait une carapace et on ignore les critiques. Comme le procureur général du Liban m'a dit: le vent souffle, mais la montagne ne bouge pas...

«On nous attaque violemment, mais c'est une façon de reconnaître que notre travail a un impact.»

Ce qui l'a tenu, comme toute l'équipe d'enquête, c'est l'idée qu'ils pourraient contribuer à changer les choses au Liban. Ce sont aussi des gens comme May Chidiac, animatrice de la télé libanaise, qui a perdu une jambe et un bras dans un attentat après avoir dénoncé la Syrie en 2005. «Le courage et la résilience des Libanais sont remarquables. C'est un peuple très sophistiqué et très attachant.»

«Qui, en 2005, aurait pu prédire que nous réussirions à porter des accusations? Les victimes ne demandent pas vengeance. Seulement de savoir, pour une fois, ce qui s'est passé. Je pense en avoir une assez bonne idée.

«Ma plus grande satisfaction, c'est quand le juge de la mise en état a validé l'acte d'accusation après l'avoir épluché; notre document a résisté.»

Il dit ça avec le sourire en coin de celui qui a le sentiment du devoir accompli. Il n'a sans doute pas tort.